« Merci d’être venus nombreux à ce premier rendez-vous ! » lance les organisateurs du premier « Café de l’Avant-garde » à la petite audience qui se presse dans l’arrière-salle exiguë d’un café parisien de la rue des Martyrs. Tous sont venus écouter Mathieu Bock-Côté qui vient de publier Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf. Le son des conversations et la musique du bar nous parviennent largement, même au fond du café. Cela a peu d’importance pour l’essayiste québécois qui ajoute à une plume acérée quelques qualités de tribun et une voix capable de couvrir le brouhaha en arrière-plan.
« Le multiculturalisme est l’héritier d’un marxisme en décomposition », explique l’essayiste, c’est-à-dire d’une histoire politique qui vit d’abord le communisme français trébucher sur mai 1968, laissant l’initiative à une extrême gauche bigarrée et libertaire, avant de péricliter définitivement à partir des années 1990, survivant de peu – ou à peine – à l’effondrement du grand frère soviétique. Comme le rappelait le politologue Philippe Raynaud il y a quelques années : « La première singularité française, qui n’est sans doute pas la plus importante, est la permanence d’une extrême gauche organisée, dont les principaux courants sont issus de l’histoire déjà longue du trotskisme et se présentent peu ou prou comme les héritiers de la révolution d’Octobre. »[1. L’extrême gauche plurielle. Philippe Raynaud. Edition Perrin. Tempus. 2006. p. 9.] A travers cette mutation politique, ajoute aujourd’hui Mathieu Bock-Côté, on a assisté au « renouvellement en profondeur du projet politique de la gauche »[2. Le Multiculturalisme comme religion politique. Mathieu Bock-Côté. Les éditions du Cerf. 2016. p. 19.] qui a progressivement débouché, souligne le sociologue et chroniqueur du Journal de Montréal, sur une victoire idéologique : la vision de cette gauche post-marxiste devenant intellectuellement et médiatiquement dominante à partir des années 1990, alors même que les résultats obtenus aux présidentielles montrent sa faible implantation électorale. En 1995, Arlette Laguiller et Robert Hue rassemblaient encore près de 14 % des voix à eux deux (5,3% pour la première et 8,64% pour un PCF qui achevait son déclin), mais, dès 2002, une proportion de voix identique était répartie entre quatre candidats (Laguiller, Hue, Gluckstein et Besancenot). En 2007, cinq candidats d’extrême gauche totalisaient tout juste 9% des suffrages exprimés et il fallut le phénomène Mélenchon pour tirer en 2012 l’extrême gauche, désormais officiellement post-communiste, au-dessus de la barre des 11% (Mélenchon réalisant presque l’intégralité de ce score, Philippe Poutou devant se contenter de 1,15% et Nathalie Arthaud de 0,54%).
L’Etat-nation considéré comme un modèle oppressif
Les résultats de vingt ans d’élections présidentielles amènent logiquement à se poser la question de la survivance idéologique d’une gauche post-marxiste qui a su imposer son discours dans le champ bien plus élargi de la « démocratie diversitaire », analyse Mathieu Bock-Côté. Puisque le Grand Soir n’était décidément pas pour demain, il a fallu se tourner vers de nouvelles aubes révolutionnaires en attendant le crépuscule tant espéré de l’Etat-nation et de la démocratie bourgeoise. La nouvelle grande lueur n’est pas cette fois venue de l’Est mais de l’université, avec l’essor des théories déconstructionnistes qui ont accouché d’un véritable projet politique, « philosophie, explique Mathieu Bock-Côté, fondée sur la désoccidentalisation et la dénationalisation. » Puisque le prolétariat ne peut plus être la classe élue et que l’histoire a consacré la chute du communisme, il convient donc de rejeter l’histoire et de se tourner vers autre chose pour continuer à faire vivre l’idée d’un salut universel ici-bas. Après l’électrochoc de 1968 et celui de 1989, ce seront donc les philosophes de la déconstruction qui seront en quelque sorte appelés au chevet de la refondation doctrinale pour insuffler, à coups d’inspirations bourdivines, de parrainage foucaldien et d’incantations lévinassiennes, une nouvelle dynamique à cette gauche qui navigue entre intellectuels médiatiques et romantisme révolutionnaire. « L’Autre, expose Mathieu Bock-Côté, devient la figure régénératrice à partir de laquelle réinventer la civilisation occidentale ». Entre « réflexe pénitentiel », idéologie no border, égalitarisme ultrapolyvalent et culture de la contestation hors-sol, l’extrême gauche s’est réinventée un avenir que l’historien Marc Lazar évoquait déjà en ces termes en 2004 : « [L’extrême gauche] dispose d’une influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle diffuse une vulgate, qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de “néo-gauchisme” qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême gauche stricto sensu. »[3. Marc Lazar. Entretien donné à Politique Autrement. Octobre 2004. « Quel avenir pour le PCF et l’extrême gauche ? »]
Pour Mathieu Bock-Côté, les thèmes porteurs de cette gauche multiculuraliste et post-marxiste dépassent en effet largement le champ restreint des mouvements politiques marginaux et se rapporte plutôt à une transformation plus large du discours intellectuel, politique et médiatique dans toute la société occidentale. Au cours de la période post-totalitaire, le sanglot de l’homme blanc s’est mué en projet politique alternatif pour une démocratie triomphante, n’ayant plus d’autre adversaire à affronter qu’elle-même. Ce projet est celui d’une « démocratie diversitaire », porteuse d’un projet qui est celui du multiculturalisme, que Mathieu Bock-Côté définit comme une véritable idéologie, et non comme un simple phénomène social, culturel ou économique. « Il s’agit, écrit-il, plutôt de reconstruire intégralement la société à partir d’une nouvelle maquette, celle de l’égalitarisme identitaire, qui se réclamera de la diversité inclusive. »[4. Ibid. p. 186] Et pour ce faire, il convient avant tout de remettre définitivement en question le modèle historique de l’Etat-nation, considéré par les partisans du multiculturalisme politique, comme un modèle oppressif et dépassé, ralentissant l’inéluctable avènement d’une humanité débarrassée des contraintes de sa propre histoire, matérialisées par la persistance des frontières et des Etats. Le multiculturalisme a fait son apparition politique au Canada avec la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, promue par le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau. En France, c’est plutôt le débat autour de l’immigration qui a entraîné dans les années 1980 ce discret mais définitif séisme sémantique que fut le passage du modèle de l’assimilation culturelle au multiculturalisme, jusqu’à prôner, explique l’auteur du Multiculturalisme comme religion politique, une inversion de la notion d’intégration, puisque ce n’est plus à l’immigré, figure idéologiquement sacralisée, d’adapter sa culture et ses valeurs à la société d’accueil, mais bien à cette dernière d’adapter constamment les siennes aux populations arrivantes. Une logique qui dépasse la seule question des politiques d’intégration mais reflète plus largement un rapport très problématique des sociétés occidentales à l’Histoire. En effet, le multiculturalisme, comme projet ou religion politique, a pour horizon l’indifférenciation culturelle généralisée, dans des sociétés modernes où le rapport à l’Histoire tend à être remplacée par l’idéologie du compassionnel et du développement personnel, une sorte de meilleur des mondes post-modernes : « A partir du moment où les nations ne sont plus que des labels recouvrant, tout au plus, une simple réalité administrative, à ce moment nous pourrons dire que la véritable diversité culturelle aura été pulvérisée », assène encore l’orateur.
Résistance des peuples et des nations
L’ouvrage de Mathieu Bock-Côté expose cependant quelques limites au constructivisme de cette gauche humanitaire qui voudrait réduire l’humanité à sa souffrance comme la droite néolibérale veut la réduire à sa force de travail. Il y a des limites et donc des résistances qui sont celles, avant tout des populations, des nations, dont Mathieu Bock-Côté constate d’ailleurs, comme le faisait Milan Kundera dans Le Rideau[5. Le Rideau. Milan Kundera. Gallimard. 2005.], que plus elles sont petites et plus elles ont tendance à revendiquer leur singularité de manière forte : « Elles se définissent dans le sentiment qu’elles ont de leur singularité culturelle, et n’ont jamais l’illusion de se croire universelles. » Car l’universalisme est bien l’idéologie qui a enfanté la « religion du multiculturalisme », un universalisme qui est pourtant également au cœur de l’identité de la civilisation occidentale… et aujourd’hui au cœur de son malaise, comme si, à la mystique universaliste, qui permit à la démocratie libérale de triompher de ses ennemis de 1914 à 1991, on opposait désormais un universalisme dont l’ambition serait simplement de dissoudre cette vieille démocratie libérale en elle-même. « Le paradoxe, écrit Mathieu Bock-Coté, c’est que les soixante-huitards laissés à eux-mêmes auraient été incapables de défendre la société dont ils profitaient : ils ont tiré les avantages d’une victoire qui n’était pas la leur et qu’ils n’hésitaient pas à diaboliser. »[6. Ibid. p. 325]
Dans le contexte qui est le nôtre — celui de sociétés exposées au délitement social, à l’abdication du politique et au déchaînement d’une nouvelle forme de terreur totalitaire, cette fois islamiste — il nous reste donc à trouver, ou à retrouver, la formule d’une « résistance non-libérale – et non pas antilibérale », précise Mathieu Bock-Côté, qui est peut-être plus du côté d’Alexis de Tocqueville et de Benjamin Constant que des mots d’ordre éphémères et de la ritualisation groupusculaire du « nous », infatuation grégaro-révolutionnaire d’un « je » en mal d’affirmation. La réponse à trouver à ce multiculturalisme comme religion politique qui « écrit une nouvelle page dans l’histoire de l’assujettissement de l’homme »[7. Ibid.] résiderait dans la tradition d’une pensée antitotalitaire avec laquelle il est urgent de renouer, nous dit l’essayiste.
Une tradition antitotalitaire, ou tout simplement un renouvellement de la pensée politique dont la quête suscite des tentatives disparates de sortir d’un clivage politique aussi étouffant que stérile. Hier il s’agissait, à gauche, de la naissance du Printemps républicain. A droite aujourd’hui, c’est L’Avant-garde qui, sous le patronage d’un Charles Millon ou de Charles Beigbeder, veut former une « structure de réflexion et de mobilisation politique », explique Arthur de Watrigant, l’un des animateurs du collectif, proposant notamment les rendez-vous réguliers, tous les quinze jours, de ce « Café de l’Avant-garde », avec de nouveaux intervenants, « mais dans un lieu un peu moins bruyant la prochaine fois », conclut l’organisateur.
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