Ce fut, paraît-il, un combat homérique entre les forces du passé et le parti de l’avenir. Qu’on se rassure, le passé a été vaincu. Mais personne ne s’attendait à ce qu’il oppose une telle résistance. La France des familles, qui a déboulé sur la scène publique avec la Manif pour tous, semblait avoir intériorisé sa défaite. Elle rasait les murs pour aller à la messe, et se résignait à être la tête de Turc des amuseurs appointés et autres faiseurs d’opinion. Quand ils s’amusaient à la faire enrager en vomissant ou en moquant ses bondieuseries, seule une infime minorité réagissait, à coups de prières, de processions et d’imprécations contre les modernes et la modernité. Pour la joie de ses tourmenteurs, qui trouvaient dans ces accès de rage sans direction ni lendemain la preuve inespérée que le péril (homophobe, réactionnaire ou catho-intégriste) qu’ils dénonçaient bruyamment était bien réel. Alliés objectifs, Jean-Michel Ribes et Civitas faisaient le spectacle.
Le débat sur le « mariage pour tous » démarrait donc sous les meilleurs auspices. Le camp du Progrès allait jouer à se faire peur pour pouvoir, ensuite, d’autant mieux écraser l’infâme que l’infâme était plutôt chétif.
En lieu et place des phalanges excitées et des groupuscules folkloriques qu’on attendait, c’est le pays catho, provincial et convenable qui s’est rappelé à notre bon souvenir. En quelques semaines, des mères de famille dépourvues de toute expérience militante se sont transformées en manifestantes chevronnées, des fils de famille peu portés à l’engagement, hormis pour réussir leur prépa, ont découvert l’âcreté des gaz lacrymogènes, des lycéens protégés des bruits du monde par les murs de leurs écoles privées ont appris l’art de la banderole. Que des défenseurs supposés de l’ordre bourgeois s’emparent de la grammaire de la contestation, voilà qui n’était pas prévu au programme. Sur l’autre rive, on hésitait entre la stupéfaction et l’indignation. Une manif de droite, ça ressemblait à une usurpation.
Qui sont ces gens et que veulent-ils ? À ces questions apparemment simples, il n’y a pas de réponses simples.
Observateurs et acteurs tournent autour du pot (et nous avec), dans l’espoir de trouver la formule ou le concept qui rendra lumineuse une réalité d’autant plus opaque qu’elle est formée de plusieurs strates. Des cathos, certes, en tout cas dans leur écrasante majorité, mais quel genre de cathos ? En vérité, de tous les genres : conciliaires et tradis, exaltés et tranquilles, libéraux et décroissants. Tous les genres, à la notable exception du catho de gauche, espèce qui a peut-être sombré dans la tourmente. L’une des conséquences de cette poussée de fièvre collective sera sans doute d’avoir durablement ancré à droite le catholicisme français.
Tous cathos ou presque, donc, même si des musulmans se sont mobilisés en nombre significatif, rompant l’alliance tenue pour naturelle entre la gauche et les enfants de l’immigration[1. Les juifs qui n’en pensent pas moins sont restés relativement silencieux, peut-être gênés par le fait que leur voix avait été portée par un texte (excellent au demeurant) signé par le grand rabbin Gilles Bernheim.]. Et avec ça, conservateurs revendiqués : au-delà du mariage à l’ancienne, ils affirment défendre les fondements de notre civilisation menacés, pensent-ils, par l’hédonisme libertaire issu de Mai-68.
Beaucoup sont réfractaires, voire hostiles à la liberté des moeurs. Mais une minorité seulement serait prête, si elle le pouvait, à remettre en cause l’avortement ou les droits des homosexuels. Au plus fort de la mobilisation, toutes les sensibilités, de franchement réac à catho branché, coexistent, non sans mal, dans la MPT, jusqu’à l’éviction de notre amie Frigide Barjot et de ses mini-jupes, quelques jours avant la dernière manif. On voit alors apparaître une minorité dans la minorité, que l’on peut qualifier, sans vouloir l’offenser, de littéralement réactionnaire, sur laquelle la gauche a habilement concentré ses tirs.
Cela n’a fait qu’aggraver un malentendu originel. Tout étonnés de faire l’Histoire, les MPT se sont largement abusés sur l’Histoire qu’ils font s’ils croient avoir initié un « Mai-68 à l’envers ». En première analyse, ce sont bien les « valeurs de 68 » qui creusent la fracture culturelle entre la France des cathos et celle des bobos. Mais ces discours antagonistes cachent une proximité souterraine entre ces deux France qui ne se parlent pas.
Les uns veulent de la norme, les autres veulent que la norme soit l’absence de normes. Chacun fait ce qui lui plaît ! L’arme atomique du combat pour la suprématie culturelle. Qui résisterait à une telle promesse ? Pas votre servante, assurément, mais en réalité, pas non plus ces jeunes gens nouvellement entrés dans la carrière. Car ils sont aussi, à leur façon paradoxale, des enfants de 68. Comme l’observe justement Marcel Gauchet, la tradition qu’ils prétendent ressusciter n’a jamais existé. Le mariage d’amour et de foi qu’ils ont érigé en modèle n’a guère à voir avec le mariage bourgeois, d’intérêts et de convention, pratiqué par leurs grands-parents. Ils se voient en nostalgiques de l’Ancien Régime. Ce sont des modernes.
Ils se fichent des consignes de l’Église, et plus encore de celles des partis. Veulent applaudir le pape sans se cacher. Et même en se montrant. Bref, eux aussi entendent vivre comme il leur plaira. Et le faire savoir. La découverte de la visibilité crée un autre canal de proximité souterraine entre les deux France. Les « cathos » ne se sont pas seulement initiés au vocabulaire de la contestation, ils ont appris la grammaire identitaire. Reste à savoir s’ils opteront pour la voie communautaire qui s’offre à eux. Ils peuvent devenir l’une des minorités qui composent la mosaïque française, et se jeter dans la mêlée pour obtenir à leur profit des accommodements avec la règle commune. Ils auront leur « part du ghetto[2. Vieille blague que je dois à Joseph Macé-Scaron.] », mais perdront leur statut de culture d’accueil. Soit ils incarnent la France, soit ils sont la communauté catholique. Certains investiront sans doute la politique classique. Les « purs » rejoindront les Veilleurs. Les partis de droite lorgnent tous avec convoitise sur ce nouveau marché électoral, tout en proclamant que « surtout, pas de récupération ». En attendant, à l’approche des municipales, les MPT ont table ouverte à l’UMP comme au Front national. Et au PS, la consigne semble être de ne plus les insulter, et même de leur causer meilleur. On a dû se rappeler qu’ils votaient.
L’interminable débat a eu une autre conséquence, plus insidieuse. Loin d’avoir les vertus apaisantes d’un échange civilisé entre les différents secteurs de la société, la foire d’empoigne qu’a été le débat sur le « mariage pour tous » a abouti à un inquiétant durcissement du climat idéologique. On ne s’amusera jamais assez de voir des apôtres ravis du multiculturalisme afficher sans la moindre vergogne leur mépris ou leur haine pour une culture qui a sans doute le défaut de ne pas être assez exotique à leurs yeux. Après des mois de variations sur le thème de l’homophobie, on peut compter sur les chevau-légers de la gauche sociétale pour agiter la menace du « retour de bâton » pour justifier que leurs adversaires soient réduits au silence. L’arbitraire commence avec les petites choses. Pour le jeune homme condamné à passer ses vacances en prison quand les casseurs du Trocadéro se la couleront douce, ce n’est pas une petite chose. Pas une petite chose non plus que Bruno et Virginie Tellenne soient menacés d’expulsion d’un appartement qu’ils occupent en toute légalité, et dénoncés comme de grands bourgeois par des salauds à grande conscience qui mènent la résistance depuis leur terrasse dominant Paris. Enfin, pour la palanquée de hauts fonctionnaires de la Culture qui viennent d’être congédiés sans ménagement par Aurélie Filippetti, ce n’est pas non plus une si petite chose. Vous ne voyez pas le rapport ? Trois points, ça fait une ligne. Bien sûr, on ne peut pas parler de « chasse aux sorcières ». Déjà, de peur d’être mal jugés, ou de devenir tricards on n’ose plus dire tout haut ce qu’on pense. Un jour, on n’osera plus le penser. Ce sera le bonheur pour tous.
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