Ah ! Comme j’aimerais être imprévisible et célébrer, contre toute attente, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan. Mais rien à faire : scrongneugneu je suis, scrongneugneu je demeure. Pour moi, ce choix est un indice annonciateur de la fin : la fin des temps modernes européens. En 1983, Milan Kundera écrivait : « Au Moyen Âge, l’unité de l’Europe reposait sur la religion commune. Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en « deus absconditus », la religion céda la place à la culture qui devint la réalisation des valeurs suprêmes, par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait et s’identifiait. »
La même année, Mario Vargas Llosa assistait à une conférence du grand anthropologue Edmund Leach. La scène se passait à Cambridge et le titre de la conférence était : « Literacy is doomed : la culture livresque va périr. » Ce qui se faisait et s’obtenait par la lecture allait désormais s’obtenir au moyen de projecteurs, de haut-parleurs et de cassettes, affirmait Leach. Nous entrions dans le monde de l’audiovisuel. Et cela n’attristait pas Leach, cela lui faisait plaisir.[access capability= »lire_inedits »]Il disait même, avec un sourire espiègle, que la période de « literacy » dans l’histoire de l’humanité avait été très brève. Tout comme par le passé, des hommes avaient vécu en créant des cultures splendides et des civilisations sans livres, de même pourrait-il en aller dans l’avenir. Le jury scandinave n’a pas seulement nobélisé son adolescence, il a découplé la littérature et le livre. On ne lit pas Bob Dylan en se prenant la tête, on l’écoute en fumant ou non un pétard. Comme l’a dit ironiquement l’écrivain américain Gary Shteyngart, cité dans Libération : « Je comprends totalement le comité des Nobel, c’est dur de lire des livres. » Et les professeurs vont encore avoir plus de mal qu’hier à transmettre ce plaisir difficile : le goût de la lecture car, se réjouit la poétesse américaine Gabrielle Calvocoressi, toujours citée dans Libération : « Un enfant pourra maintenant amener à l’école une chanson de hip-hop ou d’un autre style musical et en débattre comme d’une autre forme de littérature. »
La chanson avait déjà chassé la musique de la musique : quand on dit musique aujourd’hui, on pense Julien Doré, Abd El Malik ou Benjamin Biolay mais plus du tout Bartok ou Ligeti. Voici maintenant que la chanson colonise la littérature. Rien ne doit lui résister. Et quel est l’auteur américain qui fait les frais de cet impérialisme ? Philip Roth. L’autre jour sur France culture, Guillaume Erner a demandé à Antoine Compagnon, professeur de littérature française au Collège de France, si c’est pour des raisons politiques que le jury Nobel s’obstine à ne pas honorer l’auteur de La Tache. Compagnon est tombé d’accord. Mais tout en affichant son admiration pour Roth, il a assuré le jury de sa bienveillance. En ces temps de droitisation, de trumpisation, il fallait envoyer un signal fort. Dylan est de gauche ! Avec Dylan, « The times they are a changin’ » !
J’ai beaucoup écouté ce qu’on appelait autrefois la chanson rive gauche : Georges Brassens, Jean Ferrat, et plus encore Léo Ferré malgré son cabotinage. J’aimais aussi, j’aime toujours Gainsbourg et Barbara. Mais aucun d’entre eux ne se prenait pour un grand poète.
Ils savaient mettre en musique les poètes, mais ils savaient aussi que la chanson, qu’ils pratiquaient magnifiquement, était un art mineur, et ils auraient été les premiers étonnés, et sans doute, même, désolés, de se voir décerner le Nobel.
Une hypothèse admirative pour finir : si Bob Dylan n’a toujours pas accusé réception de son prix, c’est peut-être parce qu’il sait que Wallace Stevens et William Carlos Williams sont les deux grands poètes américains du XXe siècle et qu’il ne veut pas contribuer, par l’hommage inapproprié qui est rendu, en sa personne, au rock’n’roll, à plonger dans un oubli définitif ces grandes œuvres silencieuses. [/access]
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