La BnF présente une rétrospective de photos des paysages français des années 1980 à nos jours. Si la visite réserve de belles surprises, on peut regretter que ces images privilégient une vision esthétisante et convenue de notre pays. En évitant soigneusement les sujets sensibles.
Plus d’un millier de clichés, 167 auteurs, dont beaucoup de noms prestigieux : la Bibliothèque nationale de France (BnF) met les petits plats dans les grands. Les photos présentées traitent non seulement du cadre naturel ou artificialisé (paysage au sens strict), mais aussi des hommes qui y habitent et de la vie sociale qui s’y développe. Il s’agit, selon les organisateurs, de donner au visiteur « les clés pour comprendre les évolutions de la France ». L’exposition réserve au spectateur de nombreuses étapes magnifiques ou passionnantes. Cependant, de salle en salle, on a l’impression que l’accrochage ne fait qu’effleurer les sujets jugés sensibles et livre une vision souvent édulcorée des transformations de notre pays.
Commençons par les réussites indiscutables. Il y a d’abord, en 1983, une initiative de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar). Ce service interministériel entend fêter dignement son 20e anniversaire. Il lui vient une idée en se souvenant que peu après la crise de 1929, l’administration Roosevelt, dans le cadre du New Deal, avait envoyé des photographes aux quatre coins des États-Unis pour rendre compte des réalités sociales. Certains clichés de Dorothea Lange, Walker Evans ou Arthur Rothstein ont marqué leur époque. C’est dans cet esprit que la Datar décide de financer un programme intitulé : « Photographie de la France de 1983 ». Le temps de mener à bien ce projet, l’année immortalisée est 1984. Dans les décennies suivantes, à l’instar de la Datar, de nombreux ministères et établissements publics se dotent d’un service photographique, financent des commandes ou soutiennent des associations « indépendantes ». C’est ainsi que se sont constitués de riches fonds photographiques paysagers. Ce sont eux qui alimentent l’exposition de la BnF.
La plupart des auteurs sont avant tout des artistes ayant chacun un style, une patte. L’accrochage propose donc en premier lieu des rencontres avec des artistes. Des figures aussi fameuses que Raymond Depardon, Robert Doisneau, Joseph Koudelka, Massimo Vitali ou Gabriele Basilico côtoient des personnalités moins connues du public, mais souvent excellentes. Chacun fait partager un regard personnel sur le monde. Un bon exemple est donné par Michel Houellebecq, qui intervient ici principalement en tant que photographe. Il est représenté par trois paysages ordinaires du centre de la France. Les cadrages, classiques et de petit format, relèvent d’un parti pris de modestie. Il s’agit tout simplement de vues sur des prairies, des vaches, des arbres et une rivière. Tout y est tranquille et d’une parfaite vacuité. Ces photos sont accompagnées d’un court texte, irréfutable et désolant, comme sait en écrire l’auteur des Particules élémentaires. Une vraie gâterie !
La nature plutôt que la ruralité
Les photos de paysages sont, pour une partie d’entre elles, comme c’est prévisible, des vues de la campagne ou des espaces naturels. Les artistes concernés fuient à bon escient la recherche du pittoresque, la carte postale ou la photo touristique aguicheuse. Les clichés présentés sont souvent émouvants par leur capacité à s’attarder sur des paysages très ordinaires auxquels on ne prêterait probablement pas attention en y passant pour de vrai. C’est ainsi qu’en 1987 Pierre de Fenoÿl photographie une petite colline du Tarn. Divisé en microparcelles irrégulières et parsemé d’arbres aux feuillages bien détachés les uns des autres, ce bénin monticule s’avère, à y bien regarder, plein de fantaisie et de poésie.
Tout au long de la période, on trouve des photographes plutôt attirés par la ruralité et d’autres plutôt par la nature. Cependant, on sent bien que, progressivement, le second pôle prend l’avantage. En 1984, Raymond Depardon livre une série de très beaux clichés de sa ferme natale dans la Saône, alors qu’Emmanuelle Blanc, en 2011 et 2012, se focalise sur des vues des massifs du Chablais et du Mont-Blanc. De même, Patrick Messina s’applique à rendre compte des pinèdes et de diverses formations végétales dans la presqu’île de Rhuys (golfe du Morbihan). Regrettons qu’aucun photographe n’ait remarqué l’accroissement continu de la forêt en France (+ 25 % environ sur la période), qui s’inscrit dans une tendance séculaire. Certains départements sont désormais principalement forestiers et couverts de formations spontanées, en grande partie inexploitables et peu pénétrables. Cette progression s’effectue au détriment de l’agriculture, de l’élevage et de la vie rurale. On aurait aimé en trouver quelques traces dans l’exposition.
L’extension de la laideur ordinaire
Il y a cependant un changement majeur du visage de la France que les photographes concernés ne ratent pas. Il s’agit du développement des infrastructures, des grands ensembles, des sites industriels, des centres commerciaux, des rocades, des lotissements, etc. Le sentiment du chaos se conjugue avec la répétition à l’infini de formes dénuées d’intérêt. Ce que l’exposition nous met sous les yeux, souvent avec brio, n’est rien d’autre qu’une extension de la laideur. Les passants paraissent dépossédés des choix qui les concernent. C’est ainsi que Laurent Kronental livre la photo accablante d’un vieil homme perplexe dans les délires de béton de Noisy-le-Grand. De nombreuses vues expriment douloureusement la propension de l’architecture et de l’urbanisme à s’appliquer trop souvent de façon unilatérale sur le territoire et sur les populations. Seuls quelques cas isolés comme Albert Giordan ou Tom Drahos recherchent encore des jouissances modernistes dans les surprises géométriques d’un parking de supermarché désert ou dans la succession des bandes blanches des passages piétons.
Là où les photographes sont les plus convaincants, c’est probablement dans certaines vues paradoxales où des infrastructures inquiétantes côtoient la bonne humeur des habitants. Citons par exemple Jürgen Nefzger. Il montre un inoubliable pêcheur installé au bord de l’eau dans un transat et surveillant ses cannes, juste en face de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine. À côté, le même auteur présente des baigneurs heureux en famille sur la plage jouxtant la centrale de Penly. C’est gai, tranquille et un peu angoissant.
En dépit de tous les talents rassemblés, l’exposition peine cependant à atteindre le but ambitieux de nous permettre d’appréhender les changements de la France. D’abord, il y a des questions de forme. Les cartouches et surtout le catalogue ont tendance à beaucoup emprunter à la novlangue de l’art contemporain. En quoi consiste, par exemple, la proposition de « partir de l’homophonie existant entre lettre et l’être » ? Que faut-il vraiment comprendre par « territoire ductile » et « France liquide », expressions revenant sans arrêt ? On s’étonne aussi de l’enchaînement de certaines photos. Ainsi, au détour d’une cimaise, apparaît une vue des bords du lac Léman. Elle est prise en saison balnéaire par Bertrand Stofleth. À l’arrière-plan, on devine le château de Montreux. La photo s’avère une vue de Villeneuve, commune suisse du canton de Vaud. S’agit-il d’une erreur ou d’un choix dont les raisons sont difficiles à percer ?
Une préférence à l’évitement
Certaines photos paraissent plus relever de la mise en scène artistique que du témoignage. C’est le cas par exemple d’une série de clichés d’Elina Brotherus, où une sorte de mystique chelou en manteau rouge prend d’étranges bains de pieds dans un choix d’étangs. Marion Gambin présente également un curieux couple daté de 2013. Habillés dans un style kitsch inspiré des années 1960, l’homme et la femme sont extatiques l’un et l’autre. Ils font semblant de faire le plein d’essence de leur impeccable voiture dans une station-service parfaitement propre et déserte. Avec cette photo, on entre de plain-pied dans l’irréalité non dénuée de charme de la photographie plasticienne. Mais est-on dans un « paysage français » ?
Les évolutions qui auraient le plus intéressé le visiteur sont sans doute celles qui transforment actuellement certains territoires. Je veux parler, en particulier, de la nouvelle géographie sociale de la France, et notamment celle ayant trait à l’immigration, à la France périphérique, etc. Quelques photographes abordent utilement ce sujet. C’est le cas de Jean Revillard, qui n’a pas son appareil dans sa poche et qui livre la photo grand format d’un habitacle de fortune sous la neige. Cependant, la plupart des photographes concernés donnent le sentiment d’éviter les sujets sensibles. Par exemple, Julien Chapsal consacre une série à « Calais » où il ne montre que dunes et espaces naturels. Les migrants dont il voudrait nous parler, semble-t-il, sont tous hors champ. Le commentaire d’accompagnement précise avec optimisme : « Si l’humain en est absent, les lieux pourtant transpirent de sa présence. »
Cyrille Weiner, quant à lui, présente une photo panoramique des tours de Nanterre en 2008. La personne au premier plan, représentant les habitants de cette commune des Hauts-de-Seine, est un dénommé Roger. Il se promène là, tranquillement, avec un cheval de trait. Il semble heureux de se livrer à une activité agreste non identifiée. Cette magnifique photo, évidemment, n’est pas truquée, et elle nous montre un aspect insoupçonné et bien réel de Nanterre. Mais est-il raisonnable de s’appuyer sur un cliché de ce genre pour penser les évolutions de la France ?
Au total, l’exposition va trop souvent dans le sens de l’évitement. Il en résulte une vision lisse et peu problématisée de notre pays. C’est sans doute dommage. Je dois pourtant reconnaître que malgré cela, et peut-être même à cause de cela, j’ai pris beaucoup de plaisir à me promener dans ces « Paysages français ».
« Paysages français, une aventure photographique, 1984-2017 » à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, jusqu’au 4 février 2018.