Le Guaino de Cameron est un Tory rouge


Le Guaino de Cameron est un Tory rouge

philipp blond conseiller

Phillip Blond est philosophe, théologien et politologue. Il a écrit l’essai Red Tory : How Left and Right Have Broken Britain and How We Can Fix It (Faber & Faber, 2010). Il est connu pour avoir inspiré la campagne victorieuse de David Cameron en 2010 autour du thème de la « Big Society ».

Causeur. Vous avez théorisé le « torysme rouge » pour le compte du Parti conservateur. Quel est le sens de cet oxymore ?  

Phillip Blond. Ces termes apparemment contradictoires définissent pourtant la seule majorité électorale possible dans les pays développés : l’alliance des exclus, rejetés par une gauche incapable d’amener la prospérité économique, et des gens socialement conservateurs qui ne se sentent plus en phase avec une droite ultra-libérale qui n’a pas su inventer un capitalisme populaire. Là où le libéralisme a échoué, je propose un accès égal de tous à la propriété, à l’éducation et au marché, en m’appuyant sur la société civile. Par exemple, contre les grandes surfaces et les supermarchés qui tuent le lien social, il faut soutenir le petit commerce. Le conservatisme devrait se mettre au service des ouvriers, des familles et du lien social au lieu de se préoccuper uniquement des riches et de la défense des intérêts acquis.[access capability= »lire_inedits »]

Aucun homme politique ne prétend servir les intérêts de la classe dominante. Votre discours ne relève-t-il pas davantage de la morale que la politique ?

Mais la politique, c’est d’abord une vision morale ! Nos hommes politiques contemporains ont tendance agir comme des gestionnaires qui reproduisent de vieux consensus. Il faudrait pourtant redéfinir radicalement la manière dont  l’État fonctionne.

De quelle façon ?

Par exemple, en mutualisant les services publics, ce qui redonnerait le pouvoir aux communautés locales. Plutôt que de laisser les gens s’entretuer pour accéder aux services sociaux, pourquoi ne pas organiser une forme d’autogestion qui les laisserait les gérer eux-mêmes ?

Un Français vous répondrait que l’État est plus à même de réduire les inégalités sociales…

 J’admire énormément la France, mais il y a une chose que je n’ai jamais ressentie dans votre pays, où l’on parle tant de liberté et d’égalité, c’est la fraternité. À la différence du modèle français, mon projet de « Big Society[1.  Pour en savoir plus sur la « Big Society », lire le rapport très complet de l’Institut de l’entreprise publié en mars : « Royaume-Uni, l’autre modèle ? La Big Society de David Cameron et ses enseignements pour la France ».] » laisse les gens administrer leurs régions, leurs quartiers, leurs arrondissements, leurs pâtés de maisons, etc. Bref, repensons la fraternité en dehors de l’État !

Si l’État se retire, ne risque-t-on pas d’assister au retour de la guerre de tous contre tous ?

La guerre de tous contre tous a déjà lieu ! Il suffit de se balader dans Paris pour s’en convaincre. Tout particulièrement en France, où on a d’un côté un État hégémonique et de l’autre des citoyens qui s’entredéchirent. Si on ajoute une extrême droite en embuscade qui pourrait facilement prendre le pouvoir dans les dix prochaines années, l’exemple français nous montre qu’on ne s’en sort pas si bien avec un État puissant. En réalité, ce qui alimente la guerre de tous contre tous, c’est la destruction par l’idéologie libérale des structures communautaires et des liens sociaux. On a alors besoin d’un État puissant pour obliger les gens à se respecter les uns les autres.

Faut-il pour autant jeter le bébé étatique avec l’eau du bain ? Vous êtes bien optimiste quant aux capacités d’auto-organisation de la société civile…

Les hommes sont des créatures sociales et raisonnables qui se conforment aisément à la moralité sur laquelle ils s’accordent. La démocratie est beaucoup plus innée qu’on ne le pense. Contrairement à ce que voudrait l’anthropologie libérale, nous ne sommes pas nés à l’état sauvage, comme des individus errant dans la plaine à la recherche d’autres individus à combattre.  La nature veut que nous aimions d’abord notre famille, puis nos voisins, puis notre nation, puis toute l’humanité. Comme Edmund Burke[2.  Homme politique et penseur libéral-conservateur britannique (1729-1797) connu pour ses écrits contre la Révolution française.], je crois qu’on doit aller de l’amour du particulier à celui de l’universel. Si l’on veut construire un monde où tout le monde s’intéresse à autrui, on doit créer une communauté entre les Noirs et les Blancs, les riches et les pauvres : cette communauté, c’est la nation.

N’exagérez-vous pas un chouïa en qualifiant le Royaume-Uni de « société brisée » ?

Pas du tout. Notre société a été profondément désaxée par l’invasion d’une culture social-libérale qui a détruit la classe ouvrière sur tous les plans. Les pauvres n’ont plus de parents, plus de famille ; ils abandonnent leurs femmes, qui sont obligées d’élever leurs enfants seules et restent condamnées à la misère. D’un point de vue économique, 60% des emplois de la classe moyenne risquent de disparaître dans les dix prochaines années à cause de la robotisation. L’avenir s’annonce sombre car les grandes entreprises de nouvelles technologies qui dominent l’économie mondiale (Google, Facebook, Apple) ne comptent que très peu d’employés. Nous sommes entrés dans une période qui évoque la pré-révolution industrielle : une infime partie de la population mondiale produit et bénéficie de la richesse. Personne n’arrive à penser le modèle qui en sortira.

La situation que vous décrivez a été favorisée par les politiques néo-libérales des années 1980, sous la houlette d’une certaine Margaret Thatcher. Malgré votre anti-étatisme, vous ne semblez pas la porter dans votre cœur…

Margaret Thatcher a détruit des segments entiers de la société britannique, qui ne s’en sont jamais remis. Elle a créé un monde dans lequel seuls les gens déjà bien placés dans la société pouvaient réussir. Preuve que Thatcher était libérale, et non conservatrice, elle déclarait : « La société n’existe pas, il n’y a que des individus. » Malgré ses multiples réélections, elle a détruit la possibilité même d’un conservatisme de masse, authentiquement populaire : le Parti conservateur a perdu durablement l’Écosse et le Nord de l’Angleterre. Avec le temps, ses partisans sont devenus encore plus radicaux qu’elle, travestissant le conservatisme en idéologie libertarienne. Or, il n’y a rien de plus dangereux que le libertarianisme. Cette doctrine crée une société qui ne permet qu’à une infime minorité d’individus de s’en sortir, à l’exclusion de tous les autres, condamnés à se tourner vers l’État.

Les centaines de milliers de Français descendus dans la rue contre la loi Taubira sur le « mariage pour tous » scandaient des slogans souvent hostiles aux ingérences de l’État dans la famille. Cela devrait vous réjouir…

Oui, j’admire beaucoup ceux qui se sont mobilisés. Si l’État ne reconnaît pas pleinement la famille comme le mécanisme le plus efficace pour combattre la pauvreté, l’isolement et le malheur humain, les inégalités se creuseront. Oubliant que la famille préexiste à l’État, la gauche, sous couvert de féminisme et de liberté individuelle, lui a fait la guerre pendant des générations. Dire qu’elle est aujourd’hui surprise qu’il y ait des pauvres !

Vous oubliez que le « mariage pour tous » version british a été instauré par le gouvernement conservateur de David Cameron !

N’oubliez pas que la politique n’est pas déterminée par les masses. Elle est toujours conduite par des minorités. Aujourd’hui, on subit l’éthique sexuelle et libérale d’une minorité qui dicte l’esprit du temps. Par-delà les contingences politiques, depuis plusieurs décennies, la gauche combat l’idée même de société, sur deux fronts : d’un côté, elle promeut un narcissisme consumériste et fétichise les libertés individuelles ; de l’autre, elle prétend que les besoins des individus peuvent être comblés par l’État. La famille artificielle se substitue ainsi à la famille naturelle, avec un État qui prend les individus sous son aile en leur disant : « Suivez vos désirs pour vous libérer, et l’État s’occupera du reste ! »  Résultat : on invite les femmes à goûter aux joies du travail à la chaîne et on démantèle les familles.

En dehors même de cette réforme surprise, il semble que David Cameron n’ait pas vraiment mis  vos idées en œuvre. N’a-t-il pas instrumentalisé l’idée de « Big Society » pour se faire élire en 2010 avant de lancer un sévère plan d’austérité ?

David Cameron a appliqué 90 % de mes propositions, ce dont je me félicite. Mais il avait l’opportunité de devenir le premier leader occidental d’un conservatisme refondé. Il a manqué sa chance pour nous resservir la vieille soupe orthodoxe néo-libérale et étatiste. On aurait tort d’opposer ces deux dimensions car l’État peut très bien être mis à la diète sans que l’on prenne le temps de redéfinir son rôle et son fonctionnement. Par son activisme néo-libéral et ses réformes sociétales, Cameron a perdu l’électorat conservateur traditionnel, parti vers les extrêmes ou des partis comme le mouvement eurosceptique UKIP. Ce dernier risque de doubler son score lors des prochaines élections européennes, perdues d’avance pour les conservateurs.

Si l’on vous suit, la martingale électorale britannique est un subtil mélange d’anti-européisme et de conservatisme sociétal…

David Cameron essaie de recouvrer sa popularité en se montrant très dur avec les immigrés, mais cela ne marche pas. Par ailleurs, on exagère l’euroscepticisme des Britanniques : ils n’ont jamais voté pour le Labour, ni pour le Parti conservateur quand ceux-ci adoptaient des positions eurosceptiques. Mes concitoyens ont compris que le chemin vers la grandeur britannique était indissociable d’un destin européen. Personnellement, je me sens d’ailleurs profondément européen et suis convaincu que le monde entier finira par vouloir ressembler à l’Europe. Le modèle européen est bien plus séduisant que son concurrent américain, qui a réduit la moitié la plus pauvre de sa population à une forme d’abandon qui est pire que le féodalisme.[/access]

*Photo: Hannah

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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