La désignation par Jean-Michel Blanquer de Stanislas Dehaene, chercheur en sciences cognitives, à la tête du Conseil scientifique consultatif fait partie, on peut le supposer, d’un vaste plan de rétablissement de l’Éducation nationale à partir de l’enseignement primaire. La méthode ? On en appelle à des experts ayant pignon sur rue, comme Cédric Villani pour les mathématiques ou Boris Cyrulnik pour les écoles maternelles.
Que signifie donc cet appel aux notoriétés scientifiques ? Probablement rien sauf ceci, qui est essentiel : sortir l’école de la nasse idéologique pédagogiste où elle est engluée depuis une quarantaine d’années. Et en effet, comment casser l’emprise des idéologies sinon en donnant la parole à un discours qu’on ne peut pas réfuter : celui de la science. Voici donc l’appel à la psychiatrie (Cyrulnik) et non plus à la psychologie, à la médaille Fields (Villani), à un professeur au MIT (Esther Duflo), à la sociologie classique (Dominique Schnapper, dont on ne manque jamais de rappeler qu’elle est la fille de Raymond Aron alors que ses propres travaux la qualifieraient bien suffisamment), etc. La liste n’est certainement pas terminée.
La science et l’école pour le meilleur…
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’appel aux grands noms de la science pour réguler le fonctionnement de l’Education nationale n’est pas une nouveauté. C’est même une constante. L’école de la Troisième République y avait recouru massivement en mobilisant, par exemple, la médecine qui avait, entre autres missions, celle de régler la querelle de l’écriture droite ou penchée (attention à la scoliose). Et contre les municipalités qui se refusaient à construire des « palais scolaires », les hygiénistes ont été mobilisés pour imposer la hauteur de salles de classe par le calcul du volume d’air respiré par les élèves, obliger à l’éclairage à gauche, à l’aération obligatoire des salles de classe avant l’arrivée des élèves et au balayage humide ! Sans oublier la mesure de l’intelligence, le fameux QI (quotient intellectuel), initiée par Binet (le psy) et Simon (le médecin) ni le haut patronage du père de la sociologie, Émile Durkheim. L’école est née sous le signe des sciences humaines expérimentales alors naissantes.
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Résultats : ces interventions ont réussi à mettre fin à des pratiques pédagogiques aberrantes, comme l’enseignement individuel pratiqué par les « petites écoles de l’Ancien Régime » ou l’enseignement mutuel, pratiqué dans les grandes villes – et notamment à Paris où l’on peut encore voir le bas-relief d’Aimé Millet au 85 de la rue de Vaugirard, au fronton d’une école mutuelle devenue par la suite l’école de photo-cinéma Louis-Lumière. Et l’on a généralisé les méthodes des Frères des écoles chrétiennes (enseignement frontal, section des élèves par âge homogène) au moment même où on les excluait de l’enseignement public pour cause de laïcité.
…et pour le pire
Pourtant, dans cette collaboration, la science n’a pas toujours apporté le meilleur. En son nom, on a contrarié les gauchers, on a interdit de faire croiser les bras des élèves au motif que cela les empêchait de respirer… Bien des méthodes, à leur tour aberrantes, sont nées de ces sciences, comme la mnémotechnique ou la cacographie. Heureusement, elles n’ont pas réussi à s’imposer, ayant été refusées par la grande masse des instituteurs.
Mais surtout, c’est au nom de la science que se sont imposés les délires pédagogistes qui dominent encore aujourd’hui. Rappelons les méfaits de la linguistique saussurienne (Martinet plus que Saussure) qui a rendu erratiques les enseignements de la lecture, de l’orthographe et de la grammaire. Rappelons aussi la révolution bourbakiste en mathématiques qui a imposé les « ensembles » dès l’école maternelle, les numérations en bases autres que 10 et même les espaces topologiques ! On n’oublie pas non plus la nouvelle historiographie ni la nouvelle géographie…
Un recours à l’autorité de la science
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le recours ainsi fait à la science n’est pas réellement un recours à la science. Elle n’est qu’un recours à l’autorité de la science alors que, justement, la science ne fait jamais appel à l’autorité. Elle s’est même construite contre l’autorité (Galilée, Descartes) et souvent aussi contre la science elle-même lorsqu’elle dégénère en autorité (affaire des « mandarins » à l’Université).
La science n’est libératrice que lorsqu’elle est enseignée comme science, c’est-à-dire comme expérimentale et démonstratrice. Présentée par ses résultats, même garantis par les savants, elle n’est plus qu’une nouvelle idéologie, une nouvelle autorité.
Or, pour revenir aux contemporains, qui, dans le grand public et même chez les enseignants, comprend quelque chose aux imageries du cerveau ? Pire, qui, à part les philosophes, est capable de résister à l’idée que les idées ne sont qu’affaire de neurotransmetteurs, d’axones, de dendrites et d’activité de zones cérébrales ? L’homme est-il à ce point neuronal (pour reprendre un titre célèbre) ? Épistémologiquement, les sciences neuronales ou cognitives sont victimes d’une illusion néo-scientiste (la pensée n’est qu’une forme de la matière) et, à ce titre, diffusent une nouvelle idéologie. On peut s’en apercevoir en examinant le rapport que ces sciences entretiennent avec Descartes et on ne parle pas seulement de Damiaso.
On peut aussi former les instituteurs
Stanislas Dehaene, lui-même, prend le temps de poser les questions… tout en expulsant brusquement et a priori, sans y entrer et sans même l’évoquer, la problématique du dualisme (esprit distinct du corps) qui est pourtant, chez Descartes, très claire et qu’on ne peut pas confondre avec ce qu’en disent les religions. Ambivalence. Descartes a raison, mais il a tort d’avoir raison puisqu’il a raison pour de mauvaises raisons. Certes, une mésinterprétation de Descartes n’est pas une raison de rejeter une science, mais c’est une occasion de remarquer que le discours scientifique va souvent plus loin que ce que la science autorise. Outrepasser la science est la méthode des mauvaises métaphysiques (scientistes) et celle des dominations idéologiques.
On va tout de même souhaiter bonne chance à l’entreprise Blanquer-Dehaene. Car pour rétablir les méthodes connues depuis toujours comme étant celles qui produisent les meilleurs effets, il faut bien l’autorité de la science. Rétablir la méthode de lecture syllabique, rétablir l’alternance des phases d’apprentissage et des phases de récapitulation (tiens, revoilà Piaget…), retrouver l’importance du langage, etc. Voilà ce que nous promettent les neurosciences cognitives. C’est bien venu.
On peut cependant regretter qu’on ne passe pas plutôt par une véritable formation des instituteurs. Ce qui dispenserait d’opposer aux idéologies en cours une sorte de contre-idéologie en devenir, car elle sera elle-même renversée par l’idéologie suivante. Il faut, pour les maîtres, une formation philosophique, socratique et cartésienne. Rien d’autre. Relisez Alain.
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