Lors d’une vidéo-conférence animée par l’activiste Frank Barat sur sa chaîne YouTube, trois actrices visiblement férues de géopolitique et de philosophie ont donné leur sentiment sur ce qui se passe au Proche-Orient. À peine remis du choc reçu par cet échange vertigineux, notre chroniqueur a décidé de porter à la connaissance des lecteurs de Causeur les meilleurs moments de cette réunion de haut vol. Prêts pour le décollage ?
Frank Barat, peu connu du grand public, l’est en revanche de tous ceux qui ont en horreur l’État d’Israël et soutiennent la « cause palestinienne » aux côtés des Insoumis et de Rima Hassan. Réalisateur de films documentaires, fondateur du Festival Ciné-Palestine et du Festival Palestine with Love, il écrit entre autres pour Al Jazeera English, The Electronic Intifida et The Palestine Chronicle. Naturellement, il milite avec ardeur pour le BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions envers Israël).
Sagacité et pertinence de trois actrices engagées
Suite à la lecture d’un article de Télérama sur l’engagement des artistes dans les causes les plus diverses, Frank Barat a récemment invité à une table ronde sur sa chaîne YouTube trois actrices réputées, nous dit-il, pour leur sagacité et la pertinence de leurs réflexions sur ce sujet. Après avoir rapidement évacué la question des agressions sexuelles et du racisme dans le cinéma, ces sommités ont débattu pour l’essentiel du « génocide des Palestiniens ». Blanche Gardin, Maud Wyler et Ariane Labed ont pris tour à tour la parole pendant une petite heure, chacune pour donner son opinion, finalement assez proche de celles de ses voisines d’écran et de l’animateur. Avertissement : si l’idée générale est immédiatement compréhensible, la langue pour la décrire et l’analyser peut sembler parfois étrange, pour ne pas dire étrangère. Ce sont des choses qui arrivent lorsque de grands esprits se rencontrent et échangent entre eux sur des sujets d’importance échappant aux profanes, lesquels, tentant malgré tout de percer les arcanes sémantiques, rhétoriques et idiosyncratiques de ces brillants intellectuels, peuvent se sentir tenus à l’écart. Comme l’exprime clairement Derrida : « Il n’y a que du bord dans le langage. » Raison pour laquelle nous retranscrirons de larges extraits de ces échanges quasi-philosophiques sans en changer un mot. Ainsi, chacun pourra se faire sa propre idée puis, si le cœur lui en dit, proposer dans l’espace prévu à cet usage un commentaire exégétique des propos les plus sibyllins. Ou apporter un éclairage personnel sur les sujets abordés. Ou indiquer tout simplement les passages qui l’auront fait le plus se boyauter.
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Après que Maud Wyler a déclaré qu’elle est une « artiste engagée » qui veut « aider à la recherche de l’empathie des Blancs pour la cause palestinienne », Blanche Gardin affirme que « la Palestine fait partie des sujets interdits » depuis beaucoup trop longtemps. L’après 7-Octobre l’a sortie de son apathie et lui a fait prendre conscience tout à la fois du malheur des Palestiniens, de la désinformation israélienne sur les soi-disant massacres terroristes du Hamas – « pour laisser croire que les attaques du 7-Octobre ont été réalisées par des barbares » – et du statut privilégié des artistes dans le système capitaliste : « J’ai de la peine pour les gens qui ont grandi dans la propagande israélienne parce que je sais qu’ils vont se réveiller un jour, comme beaucoup de juifs américains, de façon accélérée depuis le 7-Octobre. Je pense que ça va être très dur de sortir d’une situation d’abus dans laquelle ils ont été mis, ces gens. Je suis passée d’un état de sidération, de colère extrême, à maintenant vraiment me dire que quand ces gens vont se réveiller, et pas seulement ceux pris dans la propagande, mais nous aussi, tous les Blancs privilégiés de gauche… euh, et bon, pour parler des artistes, je pense qu’il y a plusieurs choses. Il y a quand même le fait que l’industrie du luxe, notamment, s’est accaparée les artistes, l’image des artistes et des gens les plus connus dans le cinéma. » Plus fort que l’esprit de l’escalier, celui du Space Mountain. Vertigineux !
Camps de rééducation
Mme Wyler, elle aussi, nous donne le tournis. Le sujet de la « colonisation de la Palestine par Israël » est abordé à travers celui de la colonisation de l’Algérie par la France. Après un très succinct rappel historique – « L’Algérie, c’est des petits généraux qui manquent de pouvoir et qui décident d’aller faire ça. Et après l’Algérie devient française, avec les violences qu’on connaît » – vient sans transition le moment de la réflexion psycho-philosophique : « Je pense qu’il y a un rapport assez intime à soi, un truc de croire en soi. Je pense que d’une certaine manière il y a un désaveu qui est fait à cet endroit-là. En fait, il faut de nouveau croire en soi, à sa faculté à être un personnage empathique dans le monde. Enfin, bon, j’élargis un peu, globalement ».
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De son côté, Ariane Labed rappelle qu’elle a co-fondé l’ADA (Association d’acteur.rices féministe et antiraciste), association dans laquelle elle « essaie de s’éduquer, avec certains et certaines autres acteur.rices, pour se défaire du récit dans lequel elle a grandi à propos de la Palestine ». À cause des médias, surtout CNews, précise Mme Gardin. Et du « racisme islamophobe, anti-arabe et encore plus anti-palestinien », renchérit M. Barat. « Tout ça pour préserver un bastion blanc au Proche-Orient au milieu des zones où il y a du pétrole », explique encore Mme Gardin qui tient à avoir le dernier mot.
La tarte à la crème du privilège blanc
Nous arrivons au bout de cette très instructive conversation. Franck Barat regrette que la tribune pour un cessez-le-feu en Palestine parue dans Libération ait été signée « surtout par des racisés ». Suivent un mea culpa – « Moi, dans l’échelon du privilège, je suis au top, parce qu’en plus d’être blanc, je suis un mec » – puis un appel solennel, presque sartrien : « C’est à nous, Blancs, d’être au front. » Mme Gardin plonge alors dans les abîmes d’une réflexion culpabilisante – « Cette histoire de privilèges, on se rend compte que c’est tellement profond… » – puis tente de mesurer cet abysse, ce gouffre honteux, à l’aune de sa propre conscience : « Si vraiment je me questionne sincèrement à l’intérieur, évidemment qu’il y a une partie de moi qui se sent supérieure à une femme de mon âge qui vivrait dans un village au Bénin. Je peux pas l’expliquer. C’est à l’intérieur. » Un ange passe. Ce silence bienfaiteur, prélude à une exposition totale de l’intelligence, est brisé par Mme Wyler, décidément la plus inspirée et inspirante de ces artistes éclairées : « Oui, mais on a aussi intégré qu’on est protégés. Notre propre bêtise est vachement protégée. Si on dit une connerie énorme, ben, c’est cool ! ça passe ! Moi, je vois dans les gens de ma famille, j’ai été étonnée de leur adhésion aux idées de Marine Le Pen, alors qu’ils ont voyagé et qu’ils ont fait des études. Ils ont tous les éléments pour accueillir une altérité. Et c’est le contraire qui se produit. Alors oui, il y a quelque chose, intrinsèquement, où c’est ok de naviguer dans cette zone un peu fasciste. En fait, c’est assez confortable, en France, je m’en aperçois, d’être gentiment fasciste. On ne risque pas grand-chose. »
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C’est la fin. Frank Barat dit être heureux d’avoir pu accueillir sur sa chaîne YouTube ces trois artistes engagées, subtiles, brillantes. Il espère pouvoir les réunir à nouveau car il sent qu’elles ont encore « des trucs hyper-importants à dire », surtout à propos « des opprimeurs et des colonisateurs ». Si un tel événement devait avoir lieu, nous ne manquerions pas d’en informer nos fidèles lecteurs : c’est pas tous les jours qu’on peut entendre des « trucs hyper-importants » de ce niveau-là…