Blaise Cendrars est enfin arrivé au port. Deux volumes de ses œuvres autobiographiques accompagnés d’un album viennent de paraître en Pléiade. Cet écrivain insaisissable mort en 1961, voyageur mythographe, pour ne pas dire mythomane, dont la volonté permanente fut de brouiller les pistes et d’effacer ses traces, aurait-il été heureux qu’on lui signifiât par cette consécration éditoriale la fin de son errance ? Gageons que oui : le principal souci de Cendrars aura été de se construire une légende, parce que la légende est un masque mais aussi, étymologiquement, parce ce que la légende, c’est ce qui doit être lu.
Et nous devons lire et relire Cendrars, aujourd’hui plus que jamais. Cet écrivain du voyage qui détestait cette appellation nous apprend comment disparaître, comment partir, un de ses verbes fétiches. Quand le nomadisme des modernes consiste à évoluer dans des non-lieux identiques sous toutes les latitudes, tout en étant toujours joignables, Cendrars témoigne d’un temps où le départ avait encore un sens et répondait à une nécessité :
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Ce poème est le plus connu de Cendrars. Ce n’est pas un hasard : il est l’exergue indispensable pour saisir le projet de l’écrivain. On ne peut aimer que dans le départ, on ne peut aimer que dans la rupture, on ne peut aimer que dans la réinvention constante de soi.[access capability= »lire_inedits »] Cendrars redoutait les points de départ (il a très vite renié la Suisse où il était né en 1887) comme les points d’arrivée. Il ne se sentait bien que dans l’entre-deux : sa patrie, c’était le mouvement. On l’a pour cela hâtivement classé dans les manuels en compagnie de Morand ou Larbaud. C’est un peu court : contrairement aux deux autres, ce qui compte pour lui dans le voyage, ce n’est pas le voyage, c’est l’amour.
À son sujet, l’histoire littéraire a souvent été vite en besogne : si Cendrars bourlingue, pour reprendre un autre de ses verbes totémiques, qui a donné le titre d’un de ses grands livres, ce n’est pas seulement pour découvrir le vaste monde dont il sent en ce début de vingtième siècle qu’il ne sera plus vaste très longtemps, mais pour se décentrer, pour n’être jamais là où on l’attend. Ce n’est pas la distance qui importe : on peut être très loin tout près. Certes, le jeune homme nommé Sauser a connu Moscou et New-York tandis que l’homme devenu Cendrars a presque fait du Brésil une patrie possible, mais on sent bien dans Bourlinguer, ce chant d’amour aux ports, que l’Ailleurs commence aussi bien à Brest, La Corogne ou Rotterdam qu’à « Paris-port-de-mer » où notre voyageur, soudain immobile, fait le nègre à la bibliothèque Mazarine en recopiant des romans de chevalerie.
Ne nous méprenons pas, cependant : cet éloge dialectique d’une absence qui permet de se retrouver n’exprime ni le dégoût de soi, ni le désir d’enracinement. Claude Leroy, le maître d’œuvre de cette édition, montre de façon lumineuse comment Cendrars joue avec les deux sens du verbe partir, qui signifiait aussi, il y a longtemps, partager, séparer et même se séparer de quelqu’un ou de quelque chose, c’est-à-dire accoucher.
Cendrars a voyagé, parfois, comme Michaux, par l’imagination, tout en refusant que le voyage soit un triste rendez-vous avec soi-même à l’autre bout du monde. Réel ou fantasmé, le voyage est à la fois la rencontre des autres – « Le monde est plein de Nègres et de Négresses / Des femmes des hommes des hommes des femmes » –, mais aussi la découverte d’un autre visage de soi. N’oublions pas qu’il a choisi son pseudonyme parce qu’il évoquait les cendres dont le phénix toujours renaît. Et des renaissances, il en a connu plusieurs.
La plus violente fut la guerre de 14, comme pour Apollinaire. Apollinaire et Cendrars ont d’ailleurs des destins parallèles et croisés. Apollinaire fera le portrait de Cendrars pour un galeriste et Cendrars écrira un hommage posthume à Apollinaire dès 1919. Tous deux sont des étrangers de langue française qui aiment la France. Tous deux le prouvent en s’engageant volontairement. Il est des renaissances dont on meurt : blessé à la tête, Apollinaire est trépané et emporté par la grippe espagnole. Quant à Cendrars, la guerre ne le tue pas mais le mutile. Le 28 septembre 1915, lors de l’assaut d’une ferme en Champagne, il est amputé du bras droit au-dessous du coude. Sa main d’écrivain, évidemment. Mais cette infirmité n’abattra pas le phénix, comme le montre le mot émerveillé et ironique de Picasso : « Cendrars, le poète qui est revenu de la guerre avec un bras en plus. »
Cendrars racontera cette guerre beaucoup plus tard, en 1946, dans La Main coupée, texte qui, avec Bourlinguer, L’Homme foudroyé et Le Lotissement du ciel, forme la tétralogie de récits de souvenirs rassemblés dans le volume de la Pléiade. Mais La Main coupée a une particularité, qui n’est pas mince. Cendrars est né à la littérature avec le cubisme, il est l’ami de tous les peintres de son époque qui comptent, et il y a chez lui une manière de cubisme littéraire qui fait exploser les formes pour en créer de nouvelles. La plupart du temps, il écrit comme il voyage, sans destination précise, sans plan préconçu – en tout cas c’est l’impression qu’il veut donner. On vagabonde, on extravague entre des fragments qui font se chevaucher les époques et les lieux, mêlent le vrai, le faux, le presque vrai, inventant une forme d’autofiction, le nombrilisme en moins. Sauf dans La Main coupée, récit sans fioritures d’une guerre qui est aussi une exploration des hommes, au travers de courts chapitres où l’horreur est tranquillement quotidienne.
Renaître encore, renaître toujours, voilà le seul voyage qui vaille. Pour l’accomplir, il faut avoir la morale d’un homme en cavale, d’un passager clandestin, d’un hors-la-loi définitif. Avez-vous remarqué que dans sur notre planète quadrillée par une surveillance électronique généralisée, il n’y a plus de cavale possible ? Les irréguliers sont vite repérés et arrêtés. Cendrars refuse d’être arrêté, à tous les sens du terme, comme l’indomptable Moravagine, personnage monstre d’un roman monstre. On ne s’étonnera donc pas de son goût pour François Villon, poète, truand et surtout homme à la biographie incertaine qui disparaît soudain des écrans radars du Moyen Âge sans que l’on sache quand et comment il est mort. Dans une préface de 1938 à un essai sur Villon qui ne verra jamais le jour, Cendrars expliquait son identification fraternelle à l’auteur de la Ballade des pendus : « Comme lui n’ayant pas terminé mes études, les ayant à peine ébauchées, comme lui me délectant de mes mauvaises fréquentations, et m’étant mis (…) hors de la cité, délibérément hors de la patrie pour mieux me connaître ou, ce qui revient au même, vivre, perdre ma vie avec les hommes. »
Apollinaire écrivait dans Calligrammes : « Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir. » Cendrars aurait pu chanter « la joie d’errer et le plaisir d’en renaître ».[/access]
Œuvres autobiographiques complètes de Blaise Cendrars (édition publiée sous la direction de Claude Leroy), La Pléiade, 2013.
Album Cendrars (iconographie choisie et commentée par Laurence Campa), La Pléiade, 2013.
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