Le poème du dimanche
Blaise Cendrars n’aimait pas qu’on le qualifie du poète du voyage. Bien entendu, il a fait partie de cette génération qui a commencé à arpenter la planète comme on se promène dans un jardin, non sans s’apercevoir, vingtième-siècle oblige, que ce monde n’était pas si grand et qu’il serait un jour ou l’autre soumis au désenchantement de l’uniformisation marchande.
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Quand le nomadisme des modernes consiste à évoluer dans des non-lieux identiques sous toutes les latitudes, Cendrars témoigne d’un temps où le départ avait encore un sens et répondait à une nécessité. Ce n’est pas un hasard si son poème le plus connu commence par le vers célèbre : « Quand tu aimes, il faut partir. » Cendrars ne peut aimer que dans le départ, dans la rupture, dans la réinvention constante de soi. Il ne peut aimer, luxe inimaginable aujourd’hui, qu’en étant injoignable.
Le poème que nous vous présentons aujourd’hui montre assez ce besoin d’aimer qui se confond paradoxalement avec celui d’être insaisissable. Écrire une lettre à bord d’un cargo pour l’amoureuse, oui, mais, en même temps, la rendre symboliquement illisible.
Lettre
Tu m’as dit si tu m’écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien oh pas grand chose
Oui oui oui oui oui oui oui oui
Ma Remington est belle pourtant
Je l’aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette est claire
On voit très bien que c’est moi
qui l’ai tapée
Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire
Vois donc l’oeil qu’à ma page
Pourtant, pour te faire plaisir j’ajoute à l’encre
Deux trois mots
Et une grosse tache d’encre
Pour que tu ne puisses pas les lire.
Blaise Cendrars, Feuilles de route (1924).
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