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Classes prépa « BL », l’école des héritiers


Classes prépa « BL », l’école des héritiers

1996-1997. Lycée Henri-IV à Paris. Classe préparatoire lettres et sciences sociales, dite « Khâgne B/L »

Titre énigmatique peut-être pour certains : les BL, créées en 1983, sont des classes préparatoires littéraires (d’où le « L ») mais avec une option lourde Sciences sociales / Economie (d’où le « B », comme on appelait alors la section qui a depuis été rebaptisée ES). Il en existe à ce jour 27 en France — les deux dernières viennent d’être créées pour septembre 2017 à Lyon-Saint-Just et à Cannes-Stanislas.

Mieux vaut être né au bon endroit

J’enseigne en BL, à Marseille, au lycée Thiers. Hier lundi, nous avons reçu les impétrants de l’année prochaine : nous leur avons fait le coup du « fini de rigoler », sans trop les féliciter pour le Bac, puisqu’ils ont été sélectionnés au mois de mai, bien avant l’examen final qui sanctionne… rien du tout : juste la fin de la plaisanterie. Sélectionnés comme sont sélectionnés plus de 40% des futurs étudiants, qu’ils s’inscrivent en BTS, en IUT, en CPGE, dans une fac à dérogation (Dauphine, par exemple) — et plus de 50% si l’on rajoute ceux qui s’inscrivent en médecine et sont impitoyablement triés en fin de première année. Il est évident que c’est là le modèle de ce que sera d’ici peu tout l’enseignement supérieur.

Pour la sélection, on examine à fond le livret scolaire, classe de Première et de Terminale. Il vaut mieux y avoir été parfait, particulièrement en maths — mais si d’aventure vous avez eu le concours général de Français, par exemple, c’est aussi bien.

Le poids de l’établissement d’origine est considérable. Si vous venez d’un lycée honorable, privé ou public, vous serez mieux considéré que si vous avez eu vos bonnes notes à Trifouillis-les-oies. Henri-IV par exemple s’auto-alimente (c’est un lycée à statut dérogatoire : comme son compère Louis-le-Grand, spécialiste des khâgnes AL, il trie ses élèves en Seconde en piétinant la carte scolaire), et complète les rangs de ses classes préparatoires avec les élèves les plus distingués arrivant de toute la France — à condition qu’ils aient les moyens de s’offrir un point de chute à Paris Ve. Si vos parents sont grands médecins quelque part dans la Somme ou ailleurs, c’est plus pratique. Les prépas de proximité de la « France périphérique » (utiles, certes, pour « fixer » sur place des élites qui ont une tendance nette à fuir vers les grands centres) ont été créées pour drainer les petits pauvres locaux, et leur donner l’illusion qu’ils peuvent, eux aussi, entrer dans le grand jeu.

L’endroit idéal pour se constituer un beau carnet d’adresses

On fêtera comme il se doit la réussite des élèves, ce qui permet d’établir une hiérarchie des khâgnes françaises : deux lycées parisiens, un en banlieue, deux ou trois autres encore dans de grandes métropoles. Fin des illusions perdues.

Quant aux élèves qui n’auront rien intégré, au pire, ils feront profs.

C’était notre rubrique : Bourdieu avait raison, et encore, il n’avait pas tout vu. Etre héritier, ça aide pour hériter. Etonnant, non ?

En BL donc (hypokhâgne puis khâgne), on fait des Lettres, de la Philo, des Sciences économiques et sociales, des maths (en fait, c’est le juge de paix de la section : soit vous suivez à un niveau qui est assez relevé, soit vous giclez), de l’Histoire, des Langues, et on a le choix entre diverses options, Latin, Géographie, telle ou telle langue renforcée, etc. Au total, une petite trentaine d’heures de cours, auxquelles s’ajoutent les heures de kholles (des interrogations orales hebdomadaires dans les diverses matières) et de Devoirs Surveillés (DS), placés judicieusement le samedi afin qu’il n’y ait vraiment que le dimanche pour tenter de récupérer. Sans parler des Devoirs Maison (DM) au gré des enseignants — disons un toutes les trois semaines par matière, y compris pendant les grandes vacances. Haut les cœurs !

Vous avez compris : c’est certainement la CPGE la plus généraliste qui soit. On y prépare les trois ENS (Ulm / Lyon / Cachan), les ENSAE, ENSAI, les grandes écoles de commerce (HEC, ESSEC, EDHEC, etc.), le CELSA, l’Ecole des Chartes, et divers IEP, y compris Sciences-Po Paris au niveau Bac + 3, donc réservé aux « khubes », les redoublants de la seconde année : il y a un argot des prépas qui permet, trente ans après, de s’identifier dans la franc-maçonnerie des grandes écoles. Parce qu’une classe préparatoire est l’un des moyens les plus sûrs pour se commencer un beau carnet d’adresses.

Si vous tenez compte du fait que de Sciences-Po ou de l’ENS on peut passer l’ENA, vous voyez le genre de destin qui se tricote en BL : eux-maîtres-du-monde. Et pourquoi pas présidents de la République ?

Entraînés à l’art de l’illusion

Dans l’idéal, le bon élève de BL est donc bon partout, surtout si l’on tient compte du fait que la barre de la plupart des concours — c’est ce qui les différencie des examens — est bien au-dessus de 10, souvent 13 ou 14, et qu’une khâgne n’est pas l’endroit où les bonnes notes se ramassent à la pelle : les heureux postulants qui arrivent là avec une mention TB au Bac commencent l’année à 5 de moyenne, parce qu’ils sont enfin confrontés à la vérité des prix, qu’une habile politique pédadémagogique leur a cachée des années durant. Pas de quoi sangloter : l’essentiel est ce qu’ils vaudront au bout des deux ou trois ans de rigueur. En Lettres, disons qu’un très bon élève commence à la moyenne et finit à 18 ou 19. Un élève moyen commence… plus bas et finit à la moyenne, ce qui lui suffira amplement pour avoir entre 16 et 18 si d’aventure il se résignait à aller en fac.

Ajoutez à cela que les classes rassemblent rarement moins de 45 élèves… Ce n’est pas que les profs soient meilleurs que d’autres : mais ils ont la patience de corriger (souvent) des copies dont la moindre leur prend 20 à 30 mn. En fait, les résultats des prépas sont proportionnels à la qualité des élèves bien plus qu’à celle des maîtres. Rassemblez une cinquantaine de gros bûcheurs motivés, pimentez avec quelques illusionnistes manieurs d’idées générales, brillantes et creuses, et vous avez un effet cumulatif d’insurrection permanente des cellules grises.

La réussite à l’ENS n’est pas requise forcément. Ce qui s’apprend dans ces classes, c’est la capacité de travail et l’art de l’illusion. Le cumul des exercices écrits et des performances orales élimine les plus faibles — c’est un système hautement darwinien — et propulse les plus habiles vers les sommets, là où une rhétorique bien maîtrisée, des connaissances fort diverses, et l’habitude de la pression vous amènent à être compétent trente minutes sur n’importe quel sujet dans n’importe quelle situation. Les élèves de BL ne sont pas des spécialistes, même s’ils peuvent le devenir plus tard. Ce sont des généralistes doués pour faire croire qu’ils sont spécialistes du sujet dont ils causent. Au pire, ils prennent connaissance en cinq minutes du topo qu’on leur aura préparé, et ils l’assimilent afin de paraître très informés dans l’heure qui suit. Au-delà, c’est parfaitement inutile. La compétence aujourd’hui est, comme l’électro-ménager, à obsolescence programmée — surtout dans les hautes sphères. Dans la société du spectacle, le produit est forcément fugace, mais alléchant.

Inutile d’avoir des convictions

Un truc parmi d’autres pour réussir en BL. Utilisez des mots de plus de trois syllabes, si possible des concepts un peu creux, mais dont le frottement, l’un contre l’autre, produit une musique qui étourdira les gogos. Les meilleurs élèves sont des jongleurs. Des princes de l’équivoque. Maniez chaque idée avec aisance, en la confrontant sans cesse à son contraire — avec une cheville rhétorique du genre « et en même temps ». Réalisez rapidement qu’une problématique (nécessaire à toute introduction dissertative) revient à vous demander si l’interaction de A et B est un pléonasme ou un oxymore. Tout pour la dialectique ! Rien n’a de réponse simple ! Appliquez ce genre de principe à la politique, et vous comprenez qu’il ne s’agit plus de convictions (la conviction choisit entre A et B) mais de virtuosité ; et à terme, acquérir l’art d’éviter les choix ou les réponses univoques. C’est ainsi que l’on peut, sous prétexte que la réalité est complexe, refuser de répondre à des journalistes, gens simples qui souhaitent des réponses lapidaires : la France sera-t-elle bientôt totalement ubérisée ? Les retraites vont-elles baisser ? La fonction publique sera-t-elle bientôt privatisée ?

Evidemment, vous ne croyez plus à grand-chose, à l’arrivée, mais vous pouvez étourdir n’importe quel auditoire.

D’où l’intérêt des formations acquises dans les grands lycées jésuites — Provence à Marseille, Sainte-Geneviève à Versailles, « Franklin » (Saint-Louis de Gonzague) à Paris, où a enseigné Brigitte Macron et où Bruno Le Maire fut élève, ou la Providence à Amiens… Là, on vous apprend à peser soigneusement le pour et le contre, et à manier avec dextérité des chevilles du genre « d’un autre côté », « en même temps » et « ce n’est pas si simple ». Le Diable et le bon Dieu dans le même bénitier.

Cultivez cependant une apparence décontractée, le genre « mouton ébouriffé ». Vous aurez le temps plus tard de passer au complet veston.

L’amour? Préférez le piano ou le théâtre

Pour survivre dans le milieu à haute tension de la khâgne BL, il faut éviter, quelles que soient les sollicitations hormonales, de trop investir dans le sentiment. Restez-en à des exercices hygiéniques et de détente, avec ou sans partenaire. « L’amour, c’est l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » — et ça suffit bien, pour Roméo et Juliette ou Harold et Maud, vous verrez plus tard. Hors de question d’échouer et d’en arriver un jour à dire : « J’étais trop amoureux pour préparer sérieusement le concours ! »

Faites de la musique­, du piano par exemple, ça détend les nerfs : un DS de Maths ? Crac, un petit Nocturne chopinesque pour apaiser les tensions. Quelques années de Conservatoire au préalable sont un excellent prélude

Rien de mieux qu’une pratique sportive parallèle — ou, mieux, un club de théâtre, qui vous permettra d’apprendre à dire avec conviction les choses auxquelles vous ne croyez absolument pas. Jouez et rejouez Tartuffe. On ne vous demande pas d’être vous-mêmes — d’ailleurs, quand on sort de là, y a-t-il encore un « soi-même », en dehors d’une ambition jupitérienne ? On vous demande de maîtriser à fond la communication, qui est depuis les premiers rhéteurs grecs l’art d’embobiner votre interlocuteur, qu’il s’agisse d’un enseignant complice, d’un jury hostile, d’un recruteur ou d’une foule. Relisez le Gorgias. Platon feint de croire que Socrate gagne. Mais il sait bien que c’est Calliclès, fils de famille cynique, impitoyable et ambitieux, l’homme aux désirs sans limites, qui ralliera les suffrages. Il dégommera Socrate, et mettra Platon en prison, et les journalistes au pas.

Savoir parler de ce dont on a aucune idée

Je dis « relisez » pour rire : vous pouvez très bien n’avoir lu que de façon diagonale. L’arme fatale, dans ces classes, est la maîtrise de l’admirable livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus (Editions de Minuit, 2007, collection Paradoxe — pas un hasard : c’est un essai indispensable pour en finir avec la culpabilité inhérente à celui qui n’a pas tout lu, remplacée par une capacité d’imposture, une notion essentielle dans un monde de représentation). Faites-vous dès la première année un recueil de citations aussi éclectiques que possible que vous insérerez dans vos développements futurs. A fréquenter de près le livre de Bayard, vous gagnerez en sus un humour élégant et ce « mépris d’avance » dont Albert Cohen a fait la clé de voûte des mécanismes de séduction. Attention toutefois à ce que ça ne se voit pas trop : bien que vous soyez dans une formation d’élite, et que vous ayez vocation à devenir entrepreneur, ministre, secrétaire d’Etat, directeur des ressources humaines chez Face de Bouc et autres merveilles du néo-libéralisme en phase terminale, évitez malgré tout de parler des « gens qui ne sont rien », Le Figaro (mais pas le Monde ni Libé, ouf !) pourrait vous le reprocher.

Pourquoi vous racontais-je cela ? Allons bon, voilà que le nom de celui auquel je pensais, passé par la khâgne BL — et la meilleure de toutes, celle du lycée Henri-IV, où toutes les belles qualités énumérées ci-dessus s’expriment au centuple — eh bien, son nom m’échappe. Mais je l’ai sur le bout de la langue, ça va sûrement me revenir.


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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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