Guillaume Bigot, auteur de La trahison des chefs, a accepté de répondre à nos questions. Il est essayiste et dirige un groupe d’écoles de commerce.
David Desgouilles : Dans votre livre, vous opposez « l’art du commandement » aux « sciences managériales » en prenant clairement le parti du premier. À vous croire, l’idéologie managériale serait à l’origine de presque tous nos maux, nous faisant passer de la lumière des Trente glorieuses à l’ombre des Trente piteuses. N’exagérez-vous pas un chouïa ?
Guillaume Bigot : Le management a consacré le droit à « jouir et à faire du profit sans entraves », ce qui a profondément déréglé nos sociétés. Mais il n’est pas la cause de tous nos malheurs. On lui attribue généralement un excès de mérites. Or, les spectaculaires gains de productivité des Trente piteuses (faisant qu’une firme comme Zara est désormais capable de renouveler et de distribuer une nouvelle collection en 15 jours) sont davantage la conséquence de la diffusion des NTIC et du toyotisme que le fruit du coaching ou des délocalisations.
DD : Les délocalisations seraient donc les filles légitimes du management ?
Elles le sont deux fois. Primo, la baisse des coûts n’est pas le seul motif incitant les managers à délocaliser. Faire travailler des gens que l’on ne voit pas, qui ne se syndiquent pas, parfois des femmes ou des enfants, c’est plus facile que de se faire obéir de ses troupes, comme on le faisait jadis. L’adage « loin des yeux, loin du cœur » pèse ainsi dans l’équation des délocalisations. Et plus on délocalise, plus l’on délocalisera car plus on fera croître le chômage et les charges sociales. Ce cercle vicieux renchérit le coût du travail « indigène » et offre donc de nouveaux prétextes au dépaysement de la production.
Secundo, l’objectif même de la délocalisation n’est pas de développer l’entreprise ou de conquérir de nouveaux marchés mais d’enrichir l’actionnaire. La boucle est réellement bouclée et le masque du chantage à la compétitivité et de la nécessaire adaptation à la globalisation tombe lorsque les actionnaires majoritaires décident eux-mêmes de “délocaliser” leur patrimoine. Les amarres de l’intérêt général sont alors rompues… par ceux-là même qui devaient le défendre.
DD : Les syndicats ont-ils accompagné le triomphe du management moderne ?
GB : Oui et non. Oui car l’humanité reste marquée par un puissant effet mimétique à l’égard du dominant. Les syndicalistes ne font pas exception et tendent à imiter les patrons. Ils ne sont guère plus dévoués au bien commun que les actionnaires. La CGT a été traînée aux Prudhommes par ses salariés. Et les caciques des centrales sont devenus des managers comme les autres : narcissiques, carriéristes, manipulateurs, etc.
Non car la responsabilité des dirigeants – que sont les patrons – et celle des dirigés – dont font partie les syndicats- sont incomparables.
Ce qui est étrange, ce n’est pas que Sud-SNCF cherche à défendre son bout de bifteck en brandissant le service public, c’est que Guillaume Pépy n’invoque jamais le service public mais le client et qu’il consacre l’essentiel de son budget com’ à se mettre lui-même en scène.
DD : Avec ses airs bourrus et provocateurs, Maurice Taylor est-il un patron à l’ancienne ou le symbole du management des années 2010 ?
GB : C’est un manager caricatural. Maurice Taylor est bourru avec l’État dont il attend des subventions. Il est grossier à l’égard d’un pays qui accueille ses usines. Il est impitoyable avec ses salariés qu’il licencie sans vergogne. Mais il se couche devant ses actionnaires et paraît nettement moins viril face à ses concurrents. Le chef « à l’ancienne » possède certes une dimension brutale (c’est toujours le plus dangereux qui domine) mais cette brutalité est destinée à protéger ses gens, ses citoyens, ses employés, sa collectivité, petite ou grande, publique ou privée, celle dont il ou elle a la charge. Or, Taylor agresse d’abord ceux qui lui sont soumis.
DD : Comment inverser la tendance ?
GB : D’abord en bridant le bon plaisir individuel à l’école et en rétablissant la frustration comme ingrédient indispensable de la civilisation. À cet égard, le fait que les enfants et les adolescents aient de moins en moins l’occasion de vivre en collectivité et de découvrir l’existence d’un intérêt général qui les dépasse et qui n’est pas celui de « papa maman » me paraît essentiel.
Ensuite, en rétablissant la culture générale et le sens de la synthèse. Diriger, c’est toujours faire prévaloir le bon sens et le bien commun sur le « petit bout de la lorgnette » des experts.
Il faudrait aussi cesser de croire que l’on ne doit promouvoir que ceux qui sortent des écoles de gestion ou des grandes écoles. Un diplômé des beaux-arts ou un autodidacte peuvent faire des chefs exceptionnels. Un jeune homme sorti d’HEC ou un énarque peuvent être des zéros absolus dans ce domaine. Enfin, il faut aguerrir les chefs, les mettre à l’épreuve, tester leur courage physique et moral ce que le principe de précaution nous interdit de faire !
DD : La dissertation de culture générale et la note de synthèse ont justement été supprimés des concours externes de catégorie B de la fonction publique, remplacés par une sorte de QCM et l’étude d’un cas pratique ! Selon vous, le sarkozysme a t-il été le point culminant du triomphe managérial dans notre pays, au grand dam des lecteurs de La Princesse de Clèves ?
Il est certain qu’en poussant son soupir d’aise au lendemain de son élection : « je suis le numéro un, je vais pouvoir me lâcher ! » et en adressant à ses ministres des feuilles de route concoctées par des cabinets privés de consulting, Sarkozy a collé jusqu’à la caricature à la notion de manager d’État. Cependant, soyons juste, il faut reconnaître que d’autres traits de sa personnalité, l’imagination, l’audace, le courage, se situent aux antipodes du modèle managérial. Par son côté “normal”, “monsieur Homais de la politique” et par sa prudence poussée jusqu’à l’attentisme, François Hollande éclaire une autre facette du management : le principe de précaution. C’est un chef qui se couvre ! Or, un vrai chef doit à la fois être posé et mettre les formes comme le fait Hollande et trancher comme le faisait Sarkozy.
Guillaume Bigot, La trahison des chefs (Fayard).
*Photo : Alex van Herwijnen.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !