« En Afghanistan, nous ne sommes pas en guerre » : à se focaliser sur la dimension lexicologique de la crise afghane, François Fillon et son ministre de la Défense, Hervé Morin, sont devenus la cible de toutes les moqueries. Et pourtant, ils ont raison. Le mot « guerre » est inapproprié, car il masque la réalité. Comme l’a avancé l’historien Victor Hanson[1. Victor Davis Hanson, Le modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990.], depuis la Grèce antique, la guerre en Occident vise à obtenir un résultat définitif et incontestable de la manière la plus directe, efficace et rapide possible. Autant dire que cette définition cadre mal avec la situation en Afghanistan où l’opération militaire internationale ne saurait avoir le même objectif qu’une guerre classique.
Le fond du problème afghan est aussi simple que sa résolution est ardue. Il existe bien un pays appelé Afghanistan mais il n’y a pas d’Etat afghan – la terminologie contemporaine a inventé le terme d’ »Etats faillis » pour qualifier ces Etats qui n’existent pas. Seulement, transformer ces Etats « hors système » qui constituent une menace à long terme pour le système international exige un processus long et coûteux, en argent comme en vies humaines, et dont le succès est pour le moins aléatoire.
Dans le cas de l’Afghanistan, non seulement l’Etat n’existe pas mais il n’a jamais vraiment existé (si l’on admet que la légitimité est l’une des composantes nécessaires de l’Etat). Quoi qu’il en soit, on ne comprendra rien à ce pays et à ce que nous y faisons sans faire un détour par son histoire.
Comme beaucoup de pays d’Afrique et du Moyen-Orient, l’Afghanistan a été créé sur une carte d’état-major à l’aide d’une équerre et d’un stylo rouge. C’était en 1893. Les cartes étaient anglaises et c’est Sir Mortimer Durand, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères des Indes britanniques, qui maniait le stylo. A la fin du XIXe siècle, après de longues années de conflit anglo-russe, les deux Empires ont en effet décidé de créer une zone-tampon entre leurs sphères d’influence respectives – une sorte de Belgique asiatique. Seulement, exactement comme en Europe, cette ligne de démarcation de 2600 km a scindé des groupes ethnolinguistiques, en particulier celui des Pachtounes qui se répartissent aujourd’hui entre l’Afghanistan et le Pakistan, où ils constituent le deuxième groupe ethnique.
Il a pu arriver que les entités arbitraires dessinées par les « Mortimer Durand » français, anglais ou espagnols finissent par engendrer un Etat-nation – rien ne vaut un ennemi commun pour souder un peuple. En Afghanistan, cela n’a pas marché. L’une des explications réside sans doute dans le caractère à la fois tribal et multiethnique de la société. Quoique majoritaires, les Pachtounes ne sont que l’une des composantes d’une mosaïque ethnique avec les Tadjiks, les Hazaras et quelques autres groupes moins importants. À cette diversité s’ajoutent une géographie qui rend la communication entre les régions très difficile et un niveau de développement économique qui n’a pas permis l’émergence d’une classe moyenne urbaine et éduquée capable de créer et de servir un Etat.
En marge des grandes manœuvres de la Guerre froide, l’Afghanistan a donc rempli sa vocation de zone-tampon, d’abord entre Britanniques et Russes, puis entre Soviétiques et Occidentaux. Dès lors que l’Inde, chef de file des « non alignés », penchait du côté des Soviétiques, les Américains ont fait du Pakistan leur principal allié dans la région. Quant à la politique intérieure afghane, elle évoquait celle d’un royaume médiéval, avec une famille régnante déchirée par des luttes intestines, des assassinats et des exils. Le pays était « géré » par des fonctionnaires perçus par leurs « administrés » comme les ambassadeurs d’une puissance lointaine et pas toujours amie. Cette situation a lentement évolué dans les années 1950-1970, quand l’aide internationale (majoritairement soviétique) et la création d’un embryon d’élites ont laissé espérer qu’un Etat centralisé, appuyé par une fonction publique digne de ce nom, pourrait voir le jour. Au lieu de quoi le coup d’Etat communiste de 1978 et surtout la Révolution avortée qui s’en est ensuivie ont précipité l’Afghanistan vers l’abîme.
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