Il y a plusieurs façons de mettre un mort en boîte, la plus répandue étant de le réduire à quelques qualificatifs. Pour Jean-Jacques Sempé, le mot « tendre » a connu un beau succès au moment de publier hommages et nécrologies. Mais il était sans illusions quant à la nature totalitaire du communisme. En France, tout le monde n’a pas encore perdu ces illusions…
Le cortège des niaiseries n’a pas attendu la mise en bière pour défiler sur la place publique. À chaque article ou communiqué, il fallait rappeler que Sempé excellait dans l’humour, la poésie et la tendresse. Sempé « croquait l’instant avec tendresse » (Connaissance des arts). Et quand ce n’est pas l’instant qu’il croquait, c’était « le réel » (La Croix) ou « les gens et les ans » (L’Élysée, qui précise d’emblée : « avec une plume toujours tendre »).
Tant de tendresse étouffe ! Ce manque d’originalité pourrait étonner, sous la plume de rédacteurs qui ont pu préparer leurs lignes de « nécro » à l’avance – comme cela se fait dans le métier – surtout s’agissant d’une célébrité qui devait fêter ses 90 ans ce 17 août. Mais la paresse est forte au moment de réfléchir au génie propre d’un artiste. Et ceux qui ont célébré le dessinateur l’ont souvent fait avec un mimétisme que Sempé capturait si bien dans ses dessins de foules, qu’elles soient en train de manifester ou installées en terrasse du café Sénéquier à Saint-Tropez. Car Sempé croquait rarement, il mettait au contraire un soin infini dans ses dessins fouillés, où chaque dos de livre ou feuille d’un arbre apparaissait. Et derrière la consensuelle « tendresse » qui lui est désormais associée, et qui n’est en réalité que la marque de son humour, Sempé partageait sa vision tranchante de l’âme humaine.
En entretien, le dessinateur offrait ses convictions, n’étant pas un simple observateur amusé de son époque. Ainsi, interrogé en 2017 par Le Figaro, le dessinateur fustigeait certaines anciennes admirations françaises pour le communisme, parmi les artistes ou intellectuels les plus renommés : « Quand un imbécile complet tel Picasso vous déclare: ‘’Je suis allé au communisme comme à une source d’eau fraîche.’’ Non mais quel idiot ! Bien sûr que l’eau était fraîche, elle venait de Sibérie où l’on tuait un bon millier de pauvres gens par jour. De telles bêtises, c’est accablant. De la même manière, Jean-Paul Sartre, qui avait déclaré en rentrant confortablement de Russie, où il avait été très bien accueilli : ‘’Tout anticommuniste est un chien.’’ Ce type dirige la pensée française de l’époque. C’est quand même impensable… »
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