Jadis, le prof incarnait le savoir, l’ordre et la discipline. Construire un cadre dès l’enfance, et laisser l’individu le déconstruire à sa manière en grandissant et en mûrissant. C’était avant la « bienveillance » généralisée. Aujourd’hui, on commence d’abord par déconstruire. Qu’importe d’avoir des érudits et des personnalités fortes, tant que l’on a de bons éco-citoyens…
Monsieur Blanquer le répète à l’envi et le taux de réussite au baccalauréat le garantit, les circulaires du ministère le ressassent et ses destinataires s’en convainquent : l’École de la République, notre Maison commune, est celle de la Bienveillance. Or ce mot oscille entre deux acceptions : aujourd’hui prête-nom ou cache-misère de la permissivité, il est, étymologiquement et philologiquement, tourné vers l’exigence du bien.
Le Dico en ligne Le Robert, dans la définition qu’il propose au iel internaute, retient comme synonymes de ce terme les mots « complaisance, douceur, indulgence ». S’il rappelle la définition qu’en donne le Furetière (« disposition à vouloir du bien à quelqu’un »), c’est pour prévenir qu’il y a péremption : « il convient de replacer cette définition dans le contexte historique et sociétal dans lequel elle a été rédigée ».
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Métier: professeur-nounou
À l’école, on nous somme d’adopter le sens du Robert, celui du vent, d’être de bons petits agents de la Bienveillance. Nous, professeurs, accueillons, chouchoutons, cajolons nos élèves et nous excusons de ne pas le faire suffisamment ; nous les prenons avec leur ressenti et leur vécu et nous les ouvrons à la différence ; nous les orientons, et pas que scolairement. Au conseil d’administration, nous nous félicitons de ce qu’ils puissent nous éclairer et prendre part au vote sur le budget, les pratiques éducatives et pédagogiques de l’établissement. En conseil de discipline, nous comptons sur leurs représentants pour tempérer notre sévérité à l’encontre d’un des leurs, fatalement issu d’un milieu défavorisé et/ou victime de violences psychologiques et affectives. Au CVC (conseil de la vie collégienne) nous interrogeons le climat scolaire : est-il normal que la table de ping-pong soit squattée par les garçons ? Et pourquoi les filles ne jouent-elles pas au foot ? Et « c’est quoi » être une fille au collège ?
D’ailleurs, les filles se sentent-elles vraiment filles et les garçons ne se sentiraient-ils pas un peu filles, pour peu qu’on les y aide ? Mais laissons la main au médiateur éducatif, qui assurera le bien-être de toutes et tous, et inversement. En conseil de classe, nous félicitons chaleureusement tous nos élèves, sans discrimination : n’ont-ils pas pour la plupart une moyenne excellente (la notation bienveillante, ça aide) ? N’ont-ils pas développé une conscience éco-citoyenne grâce à leurs éco-délégués et incité leurs professeurs à baisser leur quota de photocopies ? La Terre n’est-elle pas notre Maison commune ? En classe, quand nous y sommes (en admettant que nous ne soyons ni en réunion, ni en formation, en sortie, en confinement, en arrêt-maladie), nous sommes à l’écoute de nos élèves : nous employons un langage qu’ils comprennent et nous accueillons leur parole, quelle qu’elle soit; nous donnons peu de devoirs afin de ne pas ajouter du stress à la difficulté d’être jeune ; nous adaptons l’évaluation aux connaissances et aux compétences de chacun ; nous expliquons plutôt que nous ne réprimandons. Les hussards noirs de la république sont morts : vivent les professeurs-nounous de l’école bienveillante !
Pédagogues de laboratoire
Il suffit pourtant de compulser ce bon vieux Félix Gaffiot pour restituer à la bienveillance ses contours étymologiques et constater combien le terme est aujourd’hui galvaudé: « benevolens », qui veut du bien. Et si un professeur bienveillant voulait le bien de ses élèves plutôt que de les conforter dans leur ignorance et dans leur médiocrité ? Et si ce professeur exerçait sa volonté dans un environnement où le laisser-faire prédomine, où l’esprit moutonnier est la règle, où les pratiques pédagogiques confinent à l’absurde ? Dans ma discipline (les lettres) et au collège, le niveau est effarant. Or la méconnaissance des règles syntaxiques et orthographiques, l’absence de repères culturels et littéraires, l’incapacité à mobiliser ses connaissances sont les effets des méthodes délétères prêchées par des pédagogues de laboratoire. On butine, on avance à sauts et à gambades (mais n’est pas Montaigne qui veut) : le rituel de l’apprentissage (lundi : poésie ; mardi : dictée ; jeudi : rédaction…) a été révoqué au profit de séquences fourre-tout et de cours ludiques dans lesquels les élèves perdent le peu qu’ils avaient acquis à l’école élémentaire. On mélange les époques, les registres, les bons et mauvais auteurs (mais y a-t-il des bons et des mauvais auteurs ?), les classiques et les contemporains, la littérature et la littérature de jeunesse (oxymore) ; on saupoudre le tout d’écologie, de repentance, d’antiracisme, d’interrogation sur le genre, de féminisme bête et méchant, d’un endoctrinement et d’une censure parés des atours de la vertu. J’ai vu un élève de 5e trembler à la lecture du mot race dans un extrait du Voyage autour du monde de Bougainville.
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N’est-il pas temps de revoir ces pratiques et de refonder la bienveillance sur des programmes cohérents et une plus grande exigence ? « Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres » nous enseignait La Boétie. Il ne tient qu’au professeur de se libérer de cette emprise idéologique et d’exercer sa volonté pour transmettre les connaissances qu’il a lui-même reçues, et forger l’esprit critique de ses élèves. Le gendarme-inspecteur débarque tous les cinq à dix ans : ce n’est jamais qu’un mauvais moment à passer, un voyage en absurdie, et on en est quitte pour quelques remarques vexatoires (la bienveillance revisitée par les inspecteurs). Contrarions les désirs des élèves et rappelons que leur expertise ne vaut pas celle du professeur diplômé et expérimenté. Mettons les parents en face de leurs responsabilités et de leurs contradictions, lesquels veulent un bon niveau et des bonnes notes pour tous (mais surtout pour leur enfant), de l’exigence mais de l’indulgence, du travail à l’école, du smartphone à la maison. Passons un peu plus de temps dans nos classes. Acceptons, enfin, le désaccord (qu’on aimerait courtois) avec certains collègues, les pro(f)s de la bienveillance, mais pas la même.
Le mot « bienveillance » est donc un pharmakon, à la fois poison et remède. À moins qu’on ne rappelle, à la suite de Camus, que « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde » et qu’on ne réhabilite sa belle et antique définition.
Et si j’avais encore droit à un vœu, je formulerais celui que les candidats à la présidentielle prennent la mesure de la faillite de l’école et qu’ils veuillent bien y remédier.
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