La nouvelle édition de la grande exposition d’art contemporain a un titre explicite: « Étrangers partout »1. Et les organisateurs semblent convaincus que l’art a pour mission de changer les réalités des rapports humains dans le monde réel. Quitte à enfermer les artistes dans des cadres réducteurs ?
Tous les deux ans, pendant près de six mois, il est possible de visiter l’Exposition internationale d’art contemporain de la Biennale de Venise dans les Giardini bucoliques de la Sérénissime, jardins où chaque pays invité dispose d’un pavillon propre qu’il confie à un artiste ou à un collectif le temps de l’événement.
Les pays qui n’y sont pas représentés exposent aussi, mais ailleurs dans la ville – à l’Arsenal, dans les églises, les galeries privées ou certains musées…
L’art contemporain s’immisce partout, dialogue parfois harmonieusement avec le legs architectural et pictural de la Renaissance, s’y heurte souvent. La Biennale d’art contemporain de Venise est un événement culturel majeur ; à ce titre, elle révèle quelque chose de notre époque.
Être né quelque part, dans un corps
Pour assurer la curation de cette 60e édition, la direction de la Biennale a choisi – pour son « regard étranger » – le Brésilien Adriano Pedrosa, commissaire d’exposition et conservateur du Musée d’art de São Paulo (MASP) depuis 2014. Pedrosa est connu pour sa programmation engagée, programmation qui fait la part belle aux thématiques identitaro-communautaires : les sexualités, les féminismes, la condition afro-atlantique. Pour la Biennale, il ne déroge pas à cet engagement en choisissant de traiter de la beauté « marginalisée, exclue, oppressée, effacée par les matrices dominantes de la géo-pensée ». L’objectif est clairement affiché : il s’agit de « cannibaliser les cultures postcoloniales hégémoniques », de l’aveu même du directeur de l’événement à l’origine du choix de Pedrosa. Se présentant comme queer, il revendique le fait d’assumer la dimension politique de sa sélection. Quant au jury, il est présidé par Julia Bryan-Wilson, professeur d’histoire de l’art « LGBTQ+ » à l’Institut pour l’Étude de la Sexualité et du Genre de l’Université de Columbia.
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Cette Biennale porte le titre explicite « Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere – Etrangers partout ». Elle ambitionne de questionner le phénomène de la migration, de problématiser l’extranéité culturelle, géographique et de genre. Par souci de « visibilisation », elle a ostensiblement évincé les artistes qui n’appartiennent pas à des groupes minoritaires.
Les trois écueils de l’art identitaire
Il n’y a, en soi, pas de thème que l’art devrait éviter. Celui de la condition de l’étranger et de notre rapport à lui – étant entendu que nous sommes aussi, dans une certaine mesure, les étrangers d’autrui – est parfaitement légitime, là n’est pas le sujet. Si la politisation du discours artistique peut affaiblir ou contraindre celui-ci, elle lui a souvent été corrélative. On peut même affirmer que l’art peut avoir une fonction politique, sans le réduire à cela.
Ce qui interpelle ici, c’est à notre sens la conjonction de trois tentations anti-artistiques, voire anti-sociales : le littéralisme simplificateur, l’inversion discriminatoire et le fixisme argumentatif. La première a trait à l’un des paradoxes de la pensée néo-progressiste, que l’on retrouve poussé à l’extrême dans la doxa woke, à savoir celui d’une fascination pour le registre métaphorique couplée à une susceptibilité extrême au texte – ainsi un simple mot peut-il, sans nuance, constituer une violence aussi grave qu’une agression physique. L’inversion discriminatoire est, en quelque sorte, l’aboutissement du processus de discrimination dite « positive » ; elle ne se contente pas de promouvoir arbitrairement un individu au détriment d’un autre sur le fondement de considérations identitaires, mais agit délibérément de manière à exclure l’autre pour ce qu’il est, en l’essentialisant. Enfin, le fixisme argumentatif correspond à la sclérose de la pensée, où, au lieu d’évoluer avec l’exercice dialectique démocratique, l’argumentation se fige et se réduit en injonctions morales quasi-religieuses. Une grande partie de la « recherche » post-coloniale et de genre ne fournit plus de savoir scientifique et se contente d’exemplifier à l’envie, d’illustrer un propos axiomatique.
Le délitement du mérite
Le Lion d’Or a été attribué cette année au Pavillon australien. L’artiste aborigène Archie Moore y évoque les effets de la colonisation et des conditions de vies douloureuses subies par les Premières nations autochtones. Un gigantesque tableau généalogique lacunaire tracé à la craie environne des archives juridiques recensant des innombrables morts indigènes ordonnées avec la froideur des registres administratifs. Le Pavillon kosovar a été récompensé pour avoir su saisir le jury par son « activisme féministe ». Quant au collectif Mataaho de Nouvelle-Zélande, également lauréat, il n’a pas manqué d’exprimer sa gratitude à Pedrosa pour son action en faveur des communautés autochtones et des minorités de genre. Les prix spéciaux sont à l’avenant : l’artiste palestinienne engagée Samia Halaby a dédié son prix aux jeunes journalistes gazaouis ; l’artiste queer La Chola Poblete s’oppose pour sa part à l’exotisation des corps et des vécus sud-américains.
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Tous ces travaux ont une valeur artistique, mais la qualité réelle de celle-ci tend à disparaître sous le poids des obsessions communautaires de ceux qui ont la charge de les juger. Voilà l’un des écueils majeurs de l’identitarisme : en valorisant, il dévalorise ; ses célébrations sont conflictuelles et non plus joyeuses ; l’universalité de la condition humaine est, par lui, en tous points déniée.
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