Enfant, je ne comprenais pas pourquoi mon grand-père Alfred ne voulait jamais manger de cheval. De la guerre, il parlait peu. Je savais qu’il avait combattu dans la Somme, du côté de Péronne et de Bouchavesnes ; il avait rapporté de la grande boucherie un quart en fer blanc dans lequel il trempait son blaireau pour se raser et un éclat d’obus, cadeau de l’attaque du bois de Maurepas, fiché au sommet de son crâne. Lorsqu’il est mort, au milieu des années 1970, mon père a hérité du quart, et il est fort probable que j’en hériterai à mon tour un de ces jours.
Un dimanche après-midi, alors que nous regardions en famille Raymond Marcillac et son inoubliable « Sports dimanche », et que la liqueur d’angélique avait eu pour effet de délier les langues, il revint, je ne sais plus pourquoi, sur le sujet des équidés : « Du cheval, je n’en mangerai jamais ! Ils ont rendu trop de services dans la bataille de la Somme.»[access capability= »lire_inedits »]
Il se mit à parler des pauvres bêtes, presque ensevelies dans la boue gluante, qui continuaient à tirer canons et chariots. Des images devaient lui traverser l’esprit car lui, d’habitude si peu disert, ne pouvait plus s’arrêter. On avait l’impression qu’il voyait les visages de ses copains de tranchée, du côté de Maurepas et de Bouchavesnes, qu’il entendait les cris horribles des chevaux à l’agonie, dans les nuits glaciales du Santerre, qu’il sentait l’odeur de leurs lourds cadavres gonflés et putréfiés. Et moi, le gamin, j’oubliais la voix doucereuse de Raymond Marcillac tandis que résonnaient dans ma tête les cris de souffrance des compagnons d’infortune des « poilus ».
Dans un reportage paru le 15 novembre 1915 dans la revue Je sais tout, Hugues Le Roux rappelle que les Anglais furent les premiers à dénoncer les souffrances des chevaux. L’émouvant monument de Chipilly (Somme), représentant un soldat britannique et son cheval blessé, érigé en l’honneur de la London Division, œuvre du sculpteur français Henri Désiré Gauquié (1858-1927), en témoigne.
Très sensibles à la souffrance des équidés, les Anglais fondèrent en France la Croix-Bleue et la Croix-Violette qui ne sont autres que la Croix-Rouge des chevaux. « Chez nous, que de chevaux sont morts de soif et de privations ! », confie Hugues Le Roux. « Combien d’autres, légèrement blessés dans les combats ou le harnachement, ont été perdus faute de soins indispensables qui, appliqués à temps, leur auraient permis de reprendre leur place à la bataille ou dans les convois ! » Il a vu revenir du front tout un lot de ces malheureuses bêtes qui, aux dires des sous-officiers et des hommes qui les ramenaient, n’avaient pas été dételées depuis trois mois. Lorsqu’on enlevait la selle, la peau se détachait et le dos n’était qu’une plaie : « Les blessures du garrot, si douloureuses, étaient les plus terribles : il en est dans lesquelles on pouvait facile- ment mettre le poing, et elles étaient si profondes que les vertèbres étaient à nu. Dans le lot, il y avait de malheureux martyrs inguérissables, véritables squelettes qui, en vente publique, ont été adjugés pour la somme de… trois francs. »
Lors d’une visite sur le champ de bataille, le député de la Seine Charles Benoist est horrifié : « Tout le long de la route, on voit des chevaux morts, les membres raidis, le ventre gonflé, les dents découvertes sous des lèvres convulsées comme dans un rictus… Souvent les côtes sont à nu, le corps entièrement décomposé. »
On parle aussi d’animaux qui, les membres brisés, agonisent parfois cinq ou six jours dans les plaines sans recevoir le coup de grâce. « Si merveilleux que soit notre canon de 70, il ne servirait pas à grand-chose s’il n’y avait pas de chevaux pour l’amener en position », note un observateur.
Les hôpitaux vétérinaires manquent de tout. Les chevaux y sont répartis en diverses catégories : les contagieux, les fiévreux, les blessés, les épuisés, les fourbus, les boiteux. Et ceux, bien sûr, qui doivent être réformés ou abattus. Chaque hôpital reçoit environ 200 animaux. D’après un rapport, cette « usure » anormale des bêtes peut s’expliquer par l’abus d’allures excessives, le maintien inutile de la selle et du harnachement sur le cheval au repos, le défaut d’abreuvement, d’abri, de litière, de ferrure, la mauvaise alimentation, etc.
En plus de ses hommes, la France des villages a donc sacrifié ses chevaux. « La façon dont nos chevaux paysans sont entrés dans le trait des charrois et les attelages des canons émeut quand on les voit passer avec leur poil rude, leurs pieds lourds, leurs croupes lentes, leur bonne volonté inépuisable », écrit encore Hugues Le Roux.
Doctorant en histoire à l’EHESS à Paris, Damien Baldin confirme que la réquisition des chevaux fut un drame dans les campagnes : « C’est une mobilisation de plus après celle du fils ou du père. Un drame à la fois affectif et économique. »
L’attachement du soldat pour son cheval (la réciproque est tout aussi exacte) a été maintes fois vérifié lors de la Grande Guerre. On raconte qu’au cours d’une violente action, un cavalier fut projeté à terre, atteint par une balle. Dès que le cavalier toucha le sol, son cheval s’arrêta net, souleva l’homme avec ses dents par ses vêtements, et se rendit avec son fardeau près d’un groupe d’autres cavaliers. Ainsi, le soldat put être transporté à une ambulance de première ligne. Le médecin assura que si ce blessé avait séjourné quelques heures sur le sol, sans soins, il serait mort. Et comment ne pas être ému par ce combattant qui, refusant d’abandonner son cheval blessé, sans souci des balles, délia son paquet de pansements individuel, soigna sa monture et la mit à l’abri derrière un talus ?
Cette besogne accomplie, il revint faire le coup de feu contre l’infanterie ennemie. Alors parfois, j’entends encore la voix de mon grand-père parler des souffrances de ces bêtes-soldats. Et du cheval, je n’ai pas envie d’en manger non plus.[/access]
*Photo: E.R.L./SIPA. 00349406_000003.
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