Portrait du réalisateur disparu
Ces dernières années, Bertrand Tavernier cherchait à monter un film d’après un roman de Russel Banks, sur le thème du deuil. Il devait s’appeler Snowbird. Susan Sarandon et Jennifer Jason Leigh avaient accepté de faire partie de la distribution. Mais Amazon, qui devait financer initialement le film, a laissé tomber le réalisateur, lui expliquant qu’il n’arriverait certainement pas à atteindre un public jeune. Tavernier ne sera jamais un cinéaste des plateformes. Son dernier film restera donc son Voyage à travers le cinéma français (2016), déambulation historique libre dans ce que le 7ème art français a produit de meilleur ou de plus curieux entre l’arrivée du parlant (le tout début des années 30) et le début des années 70. (L’âge glorieux des… débuts de Tavernier). La fresque offre un panorama à la fois si définitif qu’elle restera longtemps une porte d’entrée universelle pour les cinéphiles en herbe, mais aussi le plus bel autoportrait de Tavernier lui-même – ce gouailleur timide, pudique, qui n’hésitait pourtant jamais à rencontrer son public, longuement, et était devenu maître dans l’art de parler des cinéastes qu’il aimait quand on l’interrogeait sur sa propre œuvre. Lui qui semblait avoir connu tous les géants, et parsemait volontiers sa conversation d’un « Jean Gabin me racontait… » ou d’un « Delmer Daves avait coutume de dire… » – avec un regard malicieux qui guettait bien entendu le signe de notre méconnaissance coupable de Daves. Le réalisateur avait déjà eu les plus grandes difficultés à monter ce projet, pourtant d’utilité publique.
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L’homme avait fait le choix de naître à Lyon, au tout début des années 40. Certainement car il savait que le cinéma était lui-même né dans la capitale des Gaules, par la fantaisie de deux frères – Lumière ! – qui allaient changer la face du monde. Sa boulimie de cinéma commence dès l’enfance, comme il l’expliquera longuement à Noël Simsolo dans le livre d’entretiens Le cinéma dans le sang : « Seul le film comptait. Il y avait des salles, le Palace à Paris, avec des loges pour les couples, d’autres dont l’attraction était un numéro de strip-tease… À Lyon j’ai vu Le Désir de Roberto Rossellini et Bob le flambeur de Jean-Pierre Melville dans une salle spécialisée dans l’érotisme soft, avec strip-tease à l’entracte ». Une légende dit d’ailleurs qu’une salle lyonnaise a présenté un jour le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein entrecoupé d’un numéro de nu intégral. La ville de Lyon traversera une bonne partie de son cinéma, devenant même un personnage de premier plan de L’horloger de Saint-Paul (1974) et d’Une semaine de vacances (1981) – narrant le spleen passager d’une enseignante. Film méconnu qu’il conviendrait de présenter plus régulièrement au public.
Des débuts en tant que critique et attaché de presse
Le jeune-homme suit un cheminement plutôt sinueux pour devenir réalisateur. Après une expérience épique et assez violente d’assistant auprès de Melville sur Léon Morin, prêtre, il s’essaie à la mise en scène dans deux courts-métrages, d’amusants pastiches sans prétention du cinéma américain : Le Baiser de Judas et Une chance explosive (1964). Puis Tavernier lève le pied ; il ne s’estime pas prêt à donner son premier long-métrage. S’ensuivent alors dix années décisives, durant lesquelles il va s’adonner à la critique et devenir attaché de presse – tout d’abord pour Rome-Paris-Film puis en indépendant pour les plus grosses productions américaines. C’est à cette époque qu’il nouera des liens avec des figures telles que John Ford, Stanley Donen, John Huston ou le roi de la série B, Roger Corman. Ces rencontres donneront lieu à des entretiens fondamentaux pour la compréhension du cinéma américain, réunis ensuite dans le recueil Amis américains. D’autres rencontres suivront, avec Clint Eastwood et Quentin Tarantino, notamment, qui seront célébrés à l’Institut Lumière de Lyon que Tavernier présidera à partir des années 80.
Plein de ces images, de ces rencontres, « Tatave » se lance pour de bon dans la mise en scène au tournant des années 70. Si l’influence du cinéma américain et de ses genres canoniques (le western…) va marquer son œuvre, le réalisateur va rechercher également la collaboration de vieux briscards du cinéma français classique de l’entre-deux-guerres, tels que les scénaristes Jean Aurenche ou Pierre Bost. Si Tavernier ne rejettera jamais certains apports de la « Nouvelle vague » et saura même apprécier les grands films de Truffaut ou Chabrol, il n’a pas pour ambition de renverser la table. C’est un nouveau ton que Tavernier impose, avec Claude Miller et Alain Corneau qui débutent à la même époque ; et il va retrouver avec l’aide d’Aurenche et Bost ce que le cinéma d’antan, le cinéma d’avant la « politique des auteurs », pouvait avoir de meilleur. L’horloger de Saint-Paul (1974) sera ainsi un drame intimiste, noir, adapté de Simenon sur le désarroi d’un homme dont le fils est accusé du meurtre d’un CRS. Le réalisateur impose déjà une forme de lyrisme en demi-teintes, aux effets calculés mais rarement ostensibles, souvent invisibles au premier visionnage. La collaboration commence aussi avec un compositeur débutant, qui suivra Tavernier sur toute sa carrière, Philippe Sarde. Et également avec des acteurs qui habiteront son cinéma : Jean Rochefort, Christine Pascal et surtout Philippe Noiret – mélange d’un profil débonnaire et d’une âme que l’on devine bouillonnante – qui fera un double récurrent idéal au metteur en scène. Un an plus tard la petite équipe revient avec Que la fête commence…, film historique, en costumes, débridé, autour de la période de la Régence. Deux films, deux ambiances radicalement différentes, et un propos qui déjà s’affirme. Il apparaît évident que Tavernier sera déroutant, et ne fera jamais deux fois le même film (ce qui est la maladie chronique des cinéastes paresseux ou usurpateurs).
Un dimanche à la campagne, son chef-d’œuvre
Cependant, l’Histoire demeure un fil-rouge de ses préoccupations et sa caméra traversera à la fois le moyen-âge dans La Passion Béatrice (1987), la guerre de 14-18 à deux reprises : La vie et rien d’autre (1989) et Capitaine Conan (1996). Dans Laisser-passer (2002), Tavernier reviendra sur la vie quotidienne des gens de cinéma sous l’occupation, à travers l’activité de la Continental-Films, société de production française financée par des capitaux allemands.
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Mais le western n’est jamais très loin, et dans l’un de ses plus grands succès – Coup de torchon (1981), il adapte magistralement le roman western de Jim Thompson 1275 âmes, dont il transpose l’action texane dans l’empire français. L’Amérique profonde devenant un endroit provincial de l’Afrique-Occidentale-française et le sheriff de l’histoire initiale devenant un policier en perdition, au bout du rouleau, incarné par un Noiret à la violence rentrée, qui finit par exprimer ses pulsions meurtrière et suicidaire après des années d’humiliations. Une ambiance cruelle et poisseuse que Tavernier retrouvera avec Dans la brume électrique (2009) son seul film américain, thriller brassant les thèmes du racisme et aussi de l’alcoolisme (le film est plein de visions de delirium tremens.) Le long-métrage de cape-et-d’épée La fille de d’Artagnan (1994) et La Princesse de Montpensier (2010), d’après Madame de La Fayette, ne sont pas à proprement parler des westerns, mais ils comportent beaucoup de chevaux. Et l’on ne peut pas reprocher grand-chose à un cinéaste humaniste qui aime filmer les chevaux.
N’essayons pas d’embrasser toute son œuvre, tellement abondante (une vingtaine de long-métrages, dont quelques documentaires), mais disons encore un mot d’Autour de minuit (1986) superbe déclaration d’amour au jazz, dont les scènes musicales sont filmées et jouées en son direct par le saxophoniste Dexter Gordon, qui tient le premier rôle. Ne négligeons pas de revoir L.627 (1992) film policier étonnant, construit sur une sorte de structure en spirale, qui ne comporte pas d’intrigue principale, pas de commencement, pas de fin, et nous plonge dans le quotidien répétitif et frustrant des officiers de la Brigade des stups. Film qui sera l’une des plus notables incursions au cinéma du regretté Didier Bezace, récemment disparu, qui avait voué sa vie au théâtre – et incarne ici un flic encore passionné par son métier, qui arrondit ses fins de mois en filmant des mariages avec son camescope. Encore un double de Tavernier… En 1984 il donne son chef-d’œuvre : Un dimanche à la campagne, d’après le très beau roman de Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va mourir. Magnifique portrait d’un artiste-peintre qui, au soir de sa vie, est pris d’un vertigineux questionnement sur son œuvre : lui qui n’a suivi aucune des avant-gardes picturales de la fin du XIXème siècle et du début du XXème marquera-t-il son Art ? L’action se passe en 1912, et tout le film – magnifiquement photographié par Bruno de Keyzer – semble une longue succession de références aux toiles d’Auguste Renoir. Ce vieil homme (incarné par Louis Ducreux), à l’occasion d’une visite dominicale de ses deux enfants (Michel Aumont et Sabine Azéma) se demande s’il ne ferait pas mieux de tout remettre à plat pour survivre. Après le départ de ses enfants, il met sur le chevalet une nouvelle toile vierge. Le film s’arrête là. Adieu Tatave ! Que la fête commence !
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