Un essai de Vincent Roussel analyse l’œuvre d’un cinéaste aussi controversé que nécessaire à qui l’époque ne pardonne plus son art de la transgression.
Bertrand Blier nous manque. C’est la première idée qui nous vient à l’esprit après la lecture de l’essai documenté, fin et sensible de Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté. Le constat de l’auteur est sans appel : « A l’heure où j’écris, nul ne peut prévoir si Bertrand Blier aura les moyens et la force de réaliser un nouveau long métrage. » Il est vrai que Blier a connu un échec commercial et critique avec Convoi exceptionnel en 2019 malgré Depardieu et Clavier à l’affiche. Et que ce film, lui-même, n’arrivait que neuf ans après Le bruit des glaçons avec Jean Dujardin, écrivain en panne, alcoolique, soudain confronté à son cancer personnifié par Albert Dupontel.
Réduit au silence ?
Vincent Roussel répond avec clarté aux raisons de cette défaveur qui réduit de fait au silence un des cinéastes les plus atypiques de ces cinquante dernières années. On peut tout de même se demander s’il n’y a pas là une question d’époque et si le néopuritanisme ambiant allié à la timidité des producteurs qui hésitent toujours plus à apporter des picaillons à des projets autres que des comédies aseptisées, sympathiques et morales, n’y sont pas pour quelque chose.
Il est vrai que si l’on tombe sur Calmos (1976) qui passe actuellement sur les chaines de cinéma de Canal, le film a de quoi scandaliser les vertus outragées du post-féminisme : on y voit Paul, un gynécologue (le regretté Jean-Pierre Marielle) en compagnie d’Albert (le tout aussi regretté Jean Rochefort) fuir les femmes pour se réfugier dans une ferme à la campagne et se livrer aux plaisirs de la bonne bouffe, loin des emmerdeuses.
Cette sécession qui finit dans un maquis dirigé par Claude Piéplu après la rencontre d’un prêtre en soutane au teint rubicond joué par le père du cinéaste qui fut aussi son acteur fétiche, est évidemment une métaphore rabelaisienne de la guerre des sexes. Elle fut déjà, en son temps, plutôt mal accueillie par la critique qui y voyait un machisme vulgaire et une phallocratie poussée au niveau du grand art. C’est pour cela qu’il faut un certain courage à Vincent Roussel pour nous inviter à redécouvrir le film et à indiquer que son excès est plutôt le masque d’une angoisse et d’une tristesse qui ont toujours été le carburant d’un Bertrand Blier, cinéaste dont la cohérence de l’œuvre nous est rappelée par l’auteur qui analyse brillamment chacun des films en soulignant les thèmes récurrents et les correspondances.
La séance de 14 heures
On a tous, selon les générations, le souvenir de notre premier Blier sur grand écran. Pour Roussel, ce fut Merci la vie ! (1991) avec Anouk Grinberg et Charlotte Gainsbourg embarquées dans un road movie où elles prennent toutes les initiatives sexuelles alors que le sida exerce ses ravages. Pour votre serviteur, ce fut dix ans plus tôt, en 1982, Les Valseuses (1974) présentées dans la programmation d’été d’un cinéma rouennais. J’étais allé le voir, à dix-sept ans, pour fêter mon bac et j’y avais même emmené ma sœur de deux ans plus jeune que moi.
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Si je donne ces précisions, c’est que je m’aperçus, seulement devant la caisse, que le film était interdit aux moins de dix-huit ans. Mais c’était une séance de 14h et le caissier, sans doute en phase postprandiale, nous donna les tickets sans faire d’histoire. Et c’est ainsi que je découvris ce que j’ai toujours aimé dans le cinéma, quelque chose qui ne peut pas être dit autrement que par un film, quand bien même le film serait adapté d’un des romans de Blier qui en a tout de même publié quatre.
Je n’oublierai jamais cette espèce de joie désespérée qui est celle de Depardieu et Dewaere, deux petits voleurs de voiture accompagnés d’une Miou-Miou coiffeuse frigide et leur voyage picaresque dans une France des années soixante-dix dont les dessous ne sont pas si nets (il est d’ailleurs beaucoup question de petites culottes dans le film…). Aujourd’hui encore, le rire provoqué chez moi par Les Valseuses n’est jamais forcément loin des larmes ou de la colère. Cet ascenseur émotionnel, combiné à la sensation de vivre dans un univers légèrement divergent du nôtre où le réalisme n’est pas nié mais détourné jusqu’à l’absurde, reste la marque de fabrique de la plupart des fils de Blier. Comme dans ces rêves où les ellipses, une des figures de style préférée du cinéaste, nous amènent à une sensation « d’inquiétante étrangeté » comme disait Freud.
Un cauchemar français
Il existe d’ailleurs, dans le cinéma de Blier, comme le montre Vincent Roussel, une tentative de fuir un certain « cauchemar français » à base de conformisme, de rigidités sociales mais aussi d’une déshumanisation et d’un désenchantement toujours plus grands de nos décors quotidiens, comme les tours désertes de la Défense dans Buffet froid (1979) qui annonçait la nouvelle glaciation des années 80. Ce cauchemar français de même que la guerre des sexes existent toujours. Ils se sont sans doute même aggravés dans leurs métamorphoses successives. Pourtant, les films de Blier dont certains ont été de grands succès, souvent malgré la critique, prouvaient par leur existence même que la France était encore assez adulte pour pouvoir les regarder en face, pour en rire ou pour s’en indigner.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, on ne supporte plus notre reflet dans le miroir et voilà pourquoi Bertrand Blier est muet.
Bertrand Blier, cruelle beauté de Vincent Roussel (Marest éditeur)
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