Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier est sorti en Pléiade. Profitez-en pour mettre à profit votre confinement !
Qu’est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire se lamentait Anna Karina dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, en 1965. Hier matin, j’étais dans le même état de sidération que l’actrice après un week-end méphistophélique.
Seul sur un quai de gare…
J’ai toujours préféré les runes aux urnes. J’avais échoué dans ma campagne berrichonne, la veille au soir, abandonné par un train famélique. Seul sur un quai de gare, forcément désert. La pluie avait même décidé de rappliquer pour mélancoliser le décor. Le cinéma de genre n’a décidément rien inventé, ma situation manquait cruellement d’originalité. Dans ma débâcle intérieure, nous étions assurément plus proches d’une ambiance terreuse à la Simenon que dans une fête à la Gatsby le magnifique. Mon côté François Merlin l’emportait encore une fois sur Bob Saint-Clar. J’avais poussé ma valise à roulettes dans un concert de couinements pendant dix minutes, réveillant toute ma rue profondément endormie aux sonates de BFM. Je me marrais. Oui, je riais intérieurement en pensant à Jambier, 45, rue Poliveau. Je ne transportais pas un cochon emmailloté, mais des livres ficelés comme ceux qu’on offrait jadis au Certificat d’études, à l’époque de ma grand-mère, avant-guerre, la Première, il va sans dire. Sur ces terres giboyeuses où les connexions numériques sont aussi rares que les apparitions du Dahu, j’avais emporté l’intégrale de Jean-Claude Brisseau. Dans les crises sanitaires, les réprouvés sont parfois bons conseillers, leur flétrissure sociale est un signe de rédemption. Ils nous apprennent aussi à prendre la tangente et à continuer, malgré l’opprobre. Je voulais surtout revoir, une nuit de pleine lune, on a de ses lubies à quarante-cinq ans, Fabienne Babe, dans sa splendeur écorchée. Elle était porteuse de tant de stigmates. Son talent intact et incandescent faisait oublier toutes les autres actrices de sa génération. Cette égérie des eighties calmerait mon angoisse d’un virus au nom brassicole.
Du plaisir de se rendre détestable
Au réveil, j’étais cet enfant complètement désemparé qui a quitté Paris en catastrophe et qui le regrette déjà amèrement. Depuis dix ans, tous mes matins se ressemblent. Je les occupe à la lecture du journal au pied du zinc et à l’observation narquoise de mes concitoyens, en compagnie de mon vieux camarade M.F, flâneur salarié de l’université française. De notre citadelle située au carrefour du boulevard Raspail et de la rue du Bac, nous passons les trente minutes les plus délicieuses de la journée à nous raconter nos échecs et nos névroses. Le temps passe trop vite à énumérer les raisons de notre insuccès, que déjà, nous devons nous quitter. M.F vers ses étudiants activistes-pétitionnaires et moi, vers mes travaux d’écriture, alimentaires et répétitifs.
Notre rendez-vous de 8 heures sonne comme une chanson faussement joyeuse de Francis Lemarque. Nulle part ailleurs que rive gauche, dans le confort ouaté des beaux quartiers, l’acrimonie des relations humaines ne se porte avec autant d’aplomb et de morgue. Il y a un plaisir à se rendre détestable et décadent, à se victimiser sans risquer de tout perdre et à palabrer sans conséquence. L’inconscience immunise dans cette partie de la ville. On y échoue à l’âge des rêves et on en ressort vingt-cinq ans plus tard sur décision administrative sans que Paris n’ait daigné s’intéresser à notre personne. L’ingrate. Une belle salope. Paris se fout des provinciaux qui aspirent à écrire, la littérature n’est plus qu’une pelisse raccommodée de toutes parts. Avec M.F., nous avons conservé d’une enfance rurale et solitaire le culte idiot du Livre. Benêts que nous sommes. Nous aurions dû nous spécialiser dans les Assurances ou les bourses asiatiques. Et puis ce goût périmé pour les divagations sentimentales, nous ne guérirons donc jamais de cette féérie-là. Nous n’arrivons pas à échapper aux fantômes des bibliothèques. C’est absurde et handicapant. Ridicule, je le concède. Hier matin, passablement hébété par une nuit trop silencieuse, pas un bruit d’ambulance, ni la douce mélodie des fêtards alcoolisés, j’émergeai de mon huis clos campagnard.
Le piège du Grand Meaulnes
A huit heures précises, j’appelai M.F qui faisait la queue devant une pharmacie pour récupérer un tube de Doliprane. Il avait abandonné l’idée d’acheter un thermomètre. Cette mission était au-delà de ses forces. Il me dit de profiter de ma quarantaine pour réorienter ma vie. Il me prenait pour Paul-Loup Sulitzer. Avant de m’exfiltrer, j’avais acheté une Pléiade, une dernière bravade par snobisme, dans un monde qui s’évapore.
Après ce coup de fil, je me mis à lire machinalement la première phrase d’une préface signée Philippe Berthier qui s’avéra vite, aguicheuse et spirituelle, bien roulée et éclairante. Je n’avais aucune intention de me faire prendre par ce bouquin. « Qui nous délivrera du Grand Meaulnes ? a osé un jour gémir un critique iconoclaste (Jean Chalon), dénonçant une pandémie de « meaulnite », à ses yeux mortifère », cette première phrase m’avait serré dans ses griffes. J’étais pris au piège. Je m’installai dans un fauteuil assez rugueux et relus d’une traite Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, avec une candeur intacte, un plaisir sulpicien, une nostalgie épidermique, une généalogie si intime qu’elle me fit vaciller à certains moments. Pour tous les jeunes berrichons, cette lecture a longtemps tenu plus de l’obligation scolaire que du pèlerinage sincère. Comment ce roman essoré par le succès et les exégèses, fossilisé par la disparition de son auteur aux Éparges, sur les Hauts de Meuse, au sud de Verdun, dans le bois de Saint-Remy-la-Calonne, le 22 septembre 1914 m’a libéré de l’angoisse du confinement, un 16 mars 2020. « L’arrivée d’Augustin Meaulnes, coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’un vie nouvelle », je veux le croire et je le crois.
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