Ancien auteur de Thierry Le Luron, Bernard Mabille a désormais sa place chez les prestigieux solistes du rire. Sa tournée d’humoriste est un vrai succès, loin des sermons pontifiants de Guy Bedos ou des stand-up américanisés de la génération Y. Entretien.
Causeur. Votre dernier spectacle est-il affecté, d’une manière ou d’une autre, par l’actualité ?
Bernard Mabille. Mon spectacle évolue presque de jour en jour, donc il tient compte des événements, mais il s’inspire aussi de mes toutes dernières rencontres. Par exemple, après la représentation, je reste volontiers avec le public, j’échange avec des spectateurs. J’ai appris cela de mon ami Jean Lefebvre, remarquable comédien vomi par les gardiens du bon goût : quand il jouait au théâtre, il s’installait après la représentation dans le hall. J’aime bavarder et cela me permet de renouveler mon inspiration. Je pratique mon métier à la manière d’un journaliste. Je rapporte des choses, je les expose, je les commente peu, je leur donne rapidement une conclusion. Je n’imagine pas des sketchs avec un début et une fin, assis à mon bureau. Je prends des notes. Tout doit aller vite : à la fin de chacune de mes notes, j’imagine, je souhaite les rires des spectateurs. Si je ne les entends pas au bout de mon stylo, j’abandonne l’idée, je passe à autre chose. Je cherche l’image comme un dessinateur de presse le trait.
Cela ne va pas sans une certaine rosserie. Le grand Cabu reconnaissait se montrer cruel. Vous avez, vous aussi, l’humour vache.
Oui, mais je peux être, à tout moment, ma propre cible, l’objet de mon ironie. Je me place dans le lot ! Je reste un peu plus de deux heures sur scène, devant un public exigeant : je me dois de déclencher ses rires. Je vous disais que, seul devant ma feuille, je pressentais ces rires, eh bien, je me trompe rarement ! Je suis constamment en éveil, dans la rue, au bistro, j’ai le contact aisé, heureux, je suis disponible. Et tout cela nourrit en permanence mon travail. Pour Anne Roumanoff, j’ai trouvé un truc, qui a connu un succès durable : un jour, au volant de mon automobile, j’écoutais l’émission « On refait le monde », sur RTL. L’un des invités se plaignait de l’entourage servile de Nicolas Sarkozy, alors président de la République. J’ai imaginé des types courbés, cherchant à se faire bien voir ; par association j’ai pensé aux fayots, alors m’est venue l’idée de la « droite cassoulet », opposée à la « gauche caviar », expression déjà consacrée. Au feu rouge suivant, j’ai vraiment vu une petite saucisse, Sarkozy, au milieu des fayots : j’avais mon dessin ! Roumanoff a expérimenté la formule chez Drucker, sans grand succès d’abord. Peu après, elle était reprise partout.
En règle générale, je m’interdis les sujets de politique étrangère, les drames internationaux : le public, me semble-t-il, vient se distraire par le rire, et non pas recevoir un message, bien ou mal dissimulé par l’humour. J’ai rencontré une quinzaine de journalistes, qui, tous, m’ont posé la fameuse question « desprogienne » : « Peut-on rire de tout ? »
Je n’avais pas l’intention de vous la poser.
Et je vous en remercie ! Plutôt que « de tout », je préfère « de soi » : peut-on rire de soi ? Il faut y être prêt, il faut accepter « d’y passer ». Un gars qui fait rire devrait toujours commencer par rire de sa petite personne. Combien d’humoristes en sont capables ? Guy Bedos, par exemple, m’a vite ennuyé [B. M. use d’une expression plus rude…, NDR].
Il est vrai que mon apparence m’aide beaucoup ; si j’avais eu le physique de Johnny Depp ou de Brad Pitt, je n’aurais jamais pratiqué ce métier. Je remercie chaque jour mes parents de m’avoir fait tel que je suis : un peu enveloppé, avec la tête de Monsieur Tout le Monde. Voyez les grands comiques, Bourvil, Louis de Funès en France, W. C. Fields aux États-Unis, ils ont tous, en quelque sorte, « bénéficié » d’un physique ordinaire, et ils ont su exploiter avec talent leur banalité.
Il faut même un certain courage pour accepter, comme Louis de Funès, d’endosser la panoplie des faiblesses et de la médiocrité humaine : l’avarice, la jalousie, la lâcheté. De Funès a génialement incarné notre mesquinerie nationale… un héros !
Quand j’ai vu que Télérama lui consacrait un numéro spécial, alors que ce magazine n’a cessé de cracher sur tous ses films, je me suis dit que les choses avaient bien changé : les défenseurs du bon goût rendent enfin hommage à un comique populaire !
Parlons-en, du « bon/mauvais goût » des humoristes. Bedos, que vous évoquiez, m’a toujours donné le sentiment de pontifier en raillant. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup « d’humoristes français ». Leur rire exclut tous ceux qui n’appartiennent pas à leur public, à leur famille, à leur clan. Ils dénoncent des travers qu’ils ne consentent pas à partager.
Bedos m’a amusé, sa « revue de presse », au début, était excitante, novatrice, elle m’a encouragé à introduire une nuance de politique dans mes spectacles ; cela dit, je me suis rapidement lassé de ses leçons de morale, de son personnage public incapable du moindre recul critique, de la plus modeste autodérision. C’est un peu facile de le dire, mais il donne l’impression d’avoir plus souvent fréquenté les établissements chics que les bistros de quartier. Il me fait penser, dans un registre différent, à Vincent Lindon. Ce comédien, doué au demeurant, semble s’être spécialisé dans les rôles de déclassé, de victime du système, de marginal accablé par un sort injuste. Or, nombre de ses films sont projetés à Cannes, dans un tourbillon de mondanités, de réceptions. Les dames se parent, mettent leurs pelouses pour aller voir à l’écran le drame déchirant d’un néoprolétaire ! Au dernier festival, je vois qu’il a remis cela avec En guerre : nouvelle montée des marches, smokings, robes longues et perlouzes ! Personne ne s’émeut de ce contraste ni de ces contradictions. Je n’ai pas supporté plus de dix minutes la vision de La Loi du marché, où il tient le rôle d’un vigile de supermarché. Que voulez-vous, dans une salle de cinéma, j’attends autre chose, je veux être étonné, dérouté, emporté ! Je ne tiens pas à retrouver un documentaire de télévision. J’ai été enchanté par Avengers : Infinity War, que je considère comme un chef-d’œuvre : on est loin du misérabilisme de Vincent Lindon ! Quelle ne fut pas ma joie lorsque j’entendis les critiques du « Masque et la plume » – émission à laquelle je suis fidèle parce qu’on y entend parler un français impeccable – encenser Avengers : Infinity War ! Je n’en croyais pas mes oreilles !
Pratiquez-vous l’autocensure plus fréquemment aujourd’hui qu’hier ?
Non ! Le public apprécie ma liberté de ton, il sait que je travaille sans filet. Cela remonte à loin : je suis resté sept ans auprès de Thierry Le Luron, il n’a jamais exigé la moindre censure, pourtant, il connaissait le Tout-Paris. Je tape sur les uns et sur les autres, sans discrimination, à la fin du spectacle, il n’y a plus que la joie d’avoir ri. Le rire est une mécanique qui emporte tout.
Des mouvements tels que Me Too, Balance ton porc, les déclarations de Marlène Schiappa, influencent-ils votre spectacle ?
Bien évidemment ! Écartons les goujats, punissons les violeurs, et vive l’égalité entre les hommes et les femmes ! Mais que cela ne nous empêche pas de faire notre métier. Ne savait-on pas à quoi s’en tenir avec Weinstein ? Je ne lui cherche aucune excuse, mais le fait de le suivre dans la chambre de son palace ou de l’y rejoindre, même à des fins strictement professionnelles, pour une jeune femme, comportait un risque, non ? Il y a une vraie hypocrisie dans toute cette agitation. Quant à Mme Schiappa, lorsque je l’entends donner des leçons de civisme et de comportement, je pense au titre de son livre, Les filles bien n’avalent pas…
Vous n’êtes certes pas un artiste engagé, même si vous avez, par le passé, déclaré que vous étiez un homme de gauche. En 2011, invité de l’émission « Arrêt sur images », vous avez déclaré à Daniel Schneidermann que vous voteriez volontiers pour Jean-Luc Mélenchon, parce que vous aimiez « les gens qui parlent haut et fort ».
Oui, j’aime cela chez lui. Il pratique formidablement l’art du tribun. Je l’ai entendu, à Marseille, c’était quelque chose ! Cela dit, l’application de son programme me plairait peut-être moins. Sur la scène politique, l’inexistence des autres le laisse seul en face de Macron, qui phagocyte absolument tout. Je ne pardonne pas à l’actuel président d’avoir dit que les cheminots étaient des privilégiés ; mon père était cheminot, il était loin d’être un privilégié. Invité à l’Élysée, je n’ai pas caché mon sentiment à son épouse. Récemment, un chauffeur de taxi m’a dit ceci : « Quand on veut nettoyer un escalier, on commence par les marches du haut. » Eh bien Macron, il a commencé par les marches du bas ! Il ne touche pas aux hauts fonctionnaires…
Parlez-moi de vos débuts au Quotidien de Paris, grâce à Henry Chapier et Philippe Tesson.
J’ai rencontré Chapier tout à fait par hasard. J’étais VRP chez Nestlé, je m’ennuyais, je rêvais d’une autre vie. Le destin m’a servi. Je venais de l’entendre dans « Radioscopie », l’émission de Jacques Chancel. Je savais beaucoup de choses sur lui. Nous avons longuement échangé. Il a été séduit, épaté. Il m’a proposé de le rappeler, ce que j’ai fait quelques jours plus tard. C’est ainsi que je suis entré comme critique au Quotidien de Paris. La chance ne m’a pas lâché la main.
Peu après, en 1976, vous rédigez une critique assassine sur un spectacle de Thierry Le Luron. Furieux, il vous appelle.
C’était un monarque tout-puissant qui n’acceptait que les compliments de sa cour. Il a très mal pris mon article, s’en est même plaint à la radio, chez José Artur. Le Luron, jusqu’à la fin, est resté extrêmement sensible à la critique. Il ne m’a téléphoné que huit mois après cet article : « Vous qui êtes si malin, écrivez-moi donc un spectacle ! » J’ai relevé le défi. Et notre spectacle a été un triomphe. C’est ainsi qu’a débuté une longue amitié, interrompue par des brouilles prétendument définitives, heureusement sauvée par des réconciliations. J’étais l’un des rares hétérosexuels de son entourage, il m’a traité comme un frère. Jamais il n’a triché sur les droits d’auteur, il n’a jamais revendiqué ce qui ne lui revenait pas. C’était un seigneur !
Vous dites quelque part : « Je l’ai fréquenté pendant sept ans : quatre ans d’amour, trois ans de haine. »
C’était vrai, il se fâchait aussi aisément qu’il se réconciliait. Il évoluait dans un milieu de mauvaises langues, la dernière disait la vérité, qui changeait le lendemain. Cela dit, Thierry m’a ouvert les portes d’un monde extraordinaire. L’argent coulait à flots, on déjeunait avec Elton John, qui arrivait de Londres par avion privé ; le soir, on dînait au Palace avec Yves Saint Laurent. Il gagnait énormément d’argent, mais quand il est mort, il a laissé deux milliards de dettes.
L’avez-vous connu dans la maladie ?
Pratiquement jusqu’à sa mort, oui, puis il n’a plus souhaité de visite. Il vivait au Crillon, d’où il n’est parti qu’au dernier moment. On ne meurt pas à l’hôtel, à l’exception d’Oscar Wilde. Il est mort le 13 novembre 1986, officiellement d’un cancer, mais en vérité – à l’époque on n’en a rien dit – du sida. La trithérapie n’existait pas. Pendant toute cette épreuve, il a montré un courage physique et moral, un cran exceptionnels. Nous avons donné un spectacle ensemble au Théâtre du Gymnase, il oubliait son texte, il était épuisé. Chez Drucker, qui a toujours été délicat, attentionné à son égard, alors que d’autres l’avaient abandonné, il ne savait plus rien du texte d’un sketch que nous avions joué cent fois ! J’ai eu le sentiment de perdre mon petit frère.