Dans son bloc-notes du Point du 12 octobre, Bernard-Henri Lévy s’en est pris à Éric Zemmour avec une rare violence, l’accusant de « caracoler dans la zone marécageuse, fangeuse, du fascisme français » comme « un Bonaparte de carnaval au pont d’Arcole ». Une grande partie de la communauté juive serait-elle sur le point de rallier Éric Zemmour pour que Bernard-Henri Lévy se déchaîne avec autant de hargne ? Le magistère que ce dernier exerce depuis quarante ans dans les médias et qui a plus à voir avec le politiquement correct des mondialistes qu’avec la pensée d’un Emmanuel Levinas serait-il menacé ?
Pour l’heure, nous précise-t-il, il n’ira pas plus loin que le simple rappel du « legs juif à la France ». Si toutefois la bulle ne se dégonflait pas, il monterait à nouveau au créneau – on est prévenu – comme lorsqu’il mit en garde, il y a cinq ans, les juifs américains contre le « trumpisme » et sa « vulgarité ». On avait oublié que cet infatigable donneur de leçons, à défaut de refaire le monde ou d’empêcher qu’il se défasse comme en cette Libye victime de ses conseils donnés en haut lieu, on avait oublié que cet intellectuel qui depuis quarante ans cherche désespérément sa guerre d’Espagne sur tous les points chauds du globe, ce « Malraux de carnaval » – le mot est de Zemmour – avait déjà averti hier ses amis juifs d’outre-Atlantique.
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Comment oser reprocher à Donald Trump sa « vulgarité » lorsque soi-même on s’exhibe avec une rare indécence en double page de Paris-Match en avril 2019, allongé sur un quai du Danube, une rose blanche à la main en hommage aux victimes juives abattues et jetées au fleuve par des miliciens. Soigné par un ultime coup de peigne, le profil du philosophe grisonnant prend la lumière par-dessus sa légendaire chemise blanche tandis que son costume bleu nuit se découpe sur les reflets argentés du fleuve que surplombe sur l’autre rive, sous un ciel opalin, l’immense palais à colonnades de Budavár. Techniquement la photo est irréprochable, moralement elle est écœurante : c’est Narcisse contemplant son image dans les eaux du malheur. Tout le contraire de ce que la légende nous présente comme un « recueillement » devant le plus saisissant des mémoriaux de la Shoah : une soixantaine de paires de chaussures en métal scellées à même le quai, sur quarante-cinq mètres de long et représentant les personnes qui avaient dû se déchausser avant leur exécution. Pendant cette insupportable comédie où le sujet photographié tourne le dos à un élémentaire respect de soi et des morts, au bord d’un autre fleuve, à la une du magazine, brûle Notre-Dame.
Avant d’en venir à l’essentiel, un mot sur le prétendu pétainisme de Zemmour repris en boucle avec une imperturbable malhonnêteté par nombre de médias devant lesquels Bernard-Henri Lévy entend sans doute battre la mesure avec sa rose. « Zemmour, écrit-il, dont les parents furent, comme les miens, déchus de leur nationalité par Vichy vocifère sur les plateaux que Pétain les a protégés ». Diable ! Zemmour « vocifère ». Et Annie Kriegel (1926-1995), citée par Zemmour dans Destin français (p. 533), juive, résistante, normalienne, agrégée d’histoire, ancien membre du parti communiste, vocifère-t-elle ? quand elle déclare le 25 mai 1991 à Valeurs Actuelles : « Je me demande parfois si, contrairement à l’idée commune, la part de sacrifice dans la politique et la conduite du maréchal Pétain n’ont pas eu des effets plus certains et positifs sur le salut des juifs que sur le destin de la France ». Et l’historien franco-israélien Alain Michel, vocifère-t-il ? quand il déclare, dans un entretien donné au Journal du Dimanche le 13 octobre 2014 : « Il y a encore des archives non utilisées, ni consultées. Il faut réfléchir à nouveau à ce qu’il s’est passé durant ces années, analyser l’action de Vichy avant de poser des condamnations absolues. Je déteste les dirigeants de Vichy et n’ait aucune sympathie pour ces gens-là, mais je suis historien et nous ne faisons pas un travail d’avocat à charge. Nous devons déterminer le cours des événements et ce qu’a été la vérité historique. »
Quelle mauvaise foi pousse autant de journalistes et d’intellectuels à faire comme si Éric Zemmour n’avait jamais parlé « de l’échange immoral, Juifs français contre Juifs étrangers, voulu et obtenu par Vichy » (Le suicide français, p. 91) ? Et ce n’est pas parce qu’il parle de « l’efficacité de cet échange » que cet échange n’en serait pas moins « immoral » à ses yeux. « On ne fait pas de politique avec de la morale, disait André Malraux, mais on n’en fait pas d’avantage sans. » C’est là le dilemme sans issue propre à la politique. Cela signifie-t-il que l’homme d’action doit savoir assumer le déshonneur ? Et si, assis sur le bord du fleuve d’une histoire charriant ses morts, on allait un peu vite en besogne en jetant le déshonneur à la figure de ceux qui, loin de la douceur des berges, furent aux prises avec la tragédie et son effrayante confusion ?
Bernard-Henri Lévy semble vouloir faire un crime de lèse-majesté de la dénonciation par Éric Zemmour de l’idéologie droit-de-l’hommiste dont il fut l’un des propagandistes les plus télégéniques. Elle a effectivement ruiné, avec le sens de la complexité en histoire, toute approche interrogative du passé, toute mise en doute du manichéisme forgé par le martèlement médiatique. C’est elle qui a contribué depuis des années à faire le lit de ce « face-à-face » qu’évoquait avec inquiétude Gérard Collomb en octobre 2018.
La question qu’agite Éric Zemmour n’est pas celle des juifs sous Vichy. S’il la croise et s’y arrête, c’est qu’il entend interroger l’insidieux et désastreux dénigrement de l’assimilation, son origine et son instrumentalisation par cette gauche qui n’a eu de cesse de culpabiliser la France pour mieux faire prospérer, contre l’idée de nation, une immigration de masse délétère pour le pays et un séparatisme dont François Hollande se demandait en 2016 s’il était évitable.
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Que chacun, à l’occasion de la résurgence de cette polémique, ait l’honnêteté de faire l’effort de lire ou relire les pages 87 à 94 du Suicide Français puis, dans Destin français, les deux chapitres relatifs à Pétain et à De Gaulle ! Les seuls titres, « Pétain, L’homme qu’il faut détester », « De Gaulle, L’homme qu’il faut aimer » sont éloquents. Ils traduisent ce qu’il y a d’asphyxiant dans toute doxa et notamment dans celle qu’a imposée, selon Zemmour, l’historien américain Robert Paxton avec son livre La France de Vichy. « Il faut détester… », « il faut aimer… », ce sont là les impératifs d’une bonne conscience qui ferme les yeux sur le tragique de l’histoire pour chérir la rente de ses préjugés.
Éric Zemmour ne nous propose nullement d’inverser les préférences mais de les renverser, de nous en débarrasser, de nous libérer du « il faut ». « Il faut aimer l’un, il faut détester l’autre » est le plus mauvais régime (au sens où l’on parle du régime d’un moteur) pour tenter de démêler l’écheveau du destin français à l’occasion, et peut-être à la lumière des menaces qui pèsent sur le pays. Car ces chapitres sont suivis de deux autres qui ferment le livre et dont la lecture ne saurait être dissuadée par un bavardage irénique sur les valeurs de la République : « De Gaulle et Soustelle, La France en terre d’Islam », « Soustelle et De Gaulle, L’Islam en terre de France ».
Venons-en maintenant à l’essentiel. « Je le vois, écrit Bernard-Henri Lévy d’Éric Zemmour, piétiner tout ce qui, dans le legs juif à la France, relève de la morale, de la responsabilité pour autrui ou de cet ancien et beau geste qui dessina, jadis, la lumineuse figure de l’étranger sur la terre et qui devrait nous inspirer dans notre hospitalité face aux migrants. Et il y a, dans cette transgression, quelque chose qui glace les sangs. »
« Morale », « responsabilité pour autrui », « lumineuse figure de l’étranger sur la terre », « hospitalité face aux migrants », autant de mots et d’expressions qui sont un écho lointain de la philosophie d’Emmanuel Levinas, lointain parce que Bernard-Henri Lévy persiste à en faire – c’est si commode ! – une lecture tronquée. Lors d’une table-ronde qui s’était tenue à l’Assemblée nationale, il s’était vu reprocher l’insuffisance de sa lecture qui fait de la responsabilité pour autrui une sorte de pitié contagieuse à laquelle le petit écran sert d’écrin depuis longtemps. C’était quelques jours après la grande manifestation du 27 février 2006 qui suivit l’assassinat d’Ilan Halimi. Dans son exposé qui développa le thème de la vulnérabilité du visage de l’autre, cher à Levinas, il manquait, lui fit-on remarquer depuis la salle, une pièce essentielle : la question du tiers. Autrui n’est en effet jamais seul face à moi ; aussi dois-je tenir compte dans ma responsabilité face à lui de la pluralité des autres. Cette présence du tiers est fondamentale ; elle nous fait passer de l’ordre fraternel de la bonté à celui plus dur de la justice, de l’ordre de la morale à celui de la politique.
Aussi la difficile question de l’immigration qui se pose à nos sociétés occidentales et notamment à la France requiert-elle autre chose que des improvisations lyriques sur le thème de la générosité juive. S’enivrer devant les caméras de l’exotisme de causes lointaines ne saurait être le signe d’une grandeur d’âme, et imputer à je ne sais quelle dérive fascisante le constat sans concession de la dégradation du pays ne saurait être tenu pour de la clairvoyance.