Ses chroniques cinématographiques enfin réunies
Un bon critique cinéma fait toujours « semblant » de parler des films qu’il a vus. C’est une béquille, un prétexte, une excuse pour déployer son style et son argumentation, une esquive pour dérouter les bien-pensants, une manière de chauffer sa plume dans les salles obscures. Essentiellement, fondamentalement, il écrit pour ses lecteurs et non pour d’hypothétiques spectateurs. Bien sûr, il s’agit d’évoquer, à la marge, la mise en scène, le jeu des acteurs, la lumière ou l’intrigue. Le cadre est anecdotique, l’important c’est la prose. Les mots priment sur la pellicule.
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Un bon critique cinéma doit avoir une flamme intérieure, des détestations sûres et des envoûtements éphémères, des formules vachardes plus que des théories fumeuses, l’envie de balafrer l’adversaire et de dire sa vérité, une sorte de justicier des temps modernes payé à la pige. Son humeur compte finalement plus que les images qui défilent sur l’écran. Plus elle est taquine, mieux le papier vibre. Plus il est de mauvaise foi, mieux le lecteur se porte. Un bon critique cinéma est un chef qui cuisine à la minute avec des produits frais : les sorties de la semaine. Les meilleures nécrologies ne sont-elles pas exécutées sur le feu ? Rien de bon ne sort des placards réfrigérés. Alors, il est temps pour vous de rencontrer un maître queux de la fin des années 1950. Disparu en 2018, le grand Bernard de Fallois, éditeur, découvreur, étalonneur de talents, Proustien originel, fut aussi critique cinéma sous le pseudonyme de René Cortade dans diverses revues impertinentes : Le Temps de Paris (1956), Artaban (1957), Arts (octobre 1959-juin 1960) où il a remplacé Truffaut et Le Nouveau Candide (juin 1961-septembre 1962). Un bon critique a une chance insolente, il se trouve au moment exact de l’histoire où le cinéma mondial est un foyer incandescent, brillant et flamboyant, où toutes les sensibilités semblent inventer un nouveau langage filmique. Bernard de Fallois analyse avec sérieux, curiosité, emportements et félicité les œuvres d’Hitchcock, Fellini, Bergman, Tati ou encore René Clair.
« L’art véritable ne fait pas tant de manières »
Plus mesuré et moins gaga des prodiges français, il observe les prémices d’une Nouvelle Vague aussi prétentieuse qu’inventive. Il ferraille dans une époque irréelle pour nous autres, surtout lorsqu’on compare cet Âge d’or à notre production actuelle essoufflée et moralisatrice. Dans sa belle préface, Philippe d’Hugues résume la singularité du critique lettré : « Tout comme d’autres, Fallois avait sa conception du Septième Art. La différence, c’est qu’il l’exprimait en bien meilleur français, en lecteur qui avait pris plaisir aux classiques, à Proust et à Valery, et avait retenu leur leçon ». Quel plaisir de lire tant d’éreintements, ce joyeux ball-trap sur la Croisette où les idoles sont dessoudées avec brio et fantaisie ! Un bon critique est un sale gamin qui éclabousse ses petits camarades à la récré, qui saute gaiement dans les bobines des réalisateurs. Les producteurs tremblent et les vaches sacrées retournent à l’étable, la tête basse.
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Fallois avait ses cibles favorites. Alain Resnais en fait magistralement les frais : « (Il) vient encore une fois de donner tête baissée dans l’éternel panneau de l’avant-garde, pour qui la profondeur doit être inintelligible. L’art véritable ne fait pas tant de manières. Il ne perd pas son temps à brouiller les pistes » à propos de L’Année dernière à Marienbad. Perpétuité pour Claude Autant-Lara qui n’a droit à aucune circonstance atténuante : « Il est entendu que nous avons là un illustre réalisateur, à qui il arrive, inexplicablement, de rater l’un après l’autre presque tous ses films ».
Un recueil hilarant
La dent dure aussi contre cette chère Martine Carol dans l’inénarrable Nathalie d’Henri Decoin : « Ce n’est pas encore la tournée de province, mais tout juste. Une pitié ». Un cruel conseil de vue adressé à Roger Vadim pour son film Sait-on jamais… : « Qu’il renonce à penser, qu’il enlève ces lunettes qui lui donnent un air assez ridicule, et nous irons le revoir avec plaisir. Voilà déjà deux titres où il use des points de suspension. C’est mauvais signe. Un bon écrivain n’en abuse pas. Sinon, c’est le public qui se charge de mettre, une bonne fois, un point final à sa carrière ». Les recueils de chroniques cinématographiques sont rarement aussi hilarants que celui-ci. On s’amuse follement, on passe d’un Don Camillo à un Roberto Rossellini, d’une comédie à papa signée Grangier ou La Patellière à un Duvivier et à un Kinoshita.
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