La théorie du genre, un puritanisme moderne


La théorie du genre, un puritanisme moderne

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Bérénice Levet est philosophe, essayiste, et enseigne au Centre Sèvres. Son dernier essai, La Théorie du genre, a paru en 2014, chez Grasset.

Eugénie Bastié. Début 2014, alors que le soufflé du « mariage » retombe à peine, l’expérimentation des ABCD de l’égalité dans dix académies déclenche une mémorable polémique sur la théorie du genre. Alors ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem affiche à l’endroit des parents troublés ou inquiets le mépris goguenard dont elle gratifiait les opposants au mariage gay. Tout ce bruit pour les fantasmes de réacs qui gobent n’importe quelle rumeur ! « La théorie du genre, ça n’existe pas ! C’est comme le monstre du Loch Ness, tout le monde en parle, mais personne ne l’a vu », déclare la ministre. Votre livre, publié à l’automne, fournit le meilleur argumentaire sur le sujet. Le titre, La Théorie du genre, était-il une provocation, en réponse à cette assertion ?

Bérénice Levet. Le choix de ce titre n’est pas innocent, en effet. Il me permet à la fois d’annoncer la couleur – car quiconque parle de théorie du genre est ipso facto rangé dans le camp de ses adversaires – mais aussi d’aiguiser la curiosité et d’inviter à la réflexion, grâce à la portée polémique de la formule. Je suis fort agacée par les journalistes et chroniqueurs politiques – ceux du Monde ou de L’Obs notamment, ou encore Thomas Legrand sur France Inter – qui assènent péremptoirement que la théorie du genre n’existe pas ou qui, s’ils sont amenés à utiliser l’expression en écho au discours des parents ou aux « rumeurs » circulant autour de l’école, évoquent toujours la « prétendue » théorie du genre.

C’est que ces esprits forts, qu’on ne savait pas aussi intraitables sur la précision sémantique, affirment qu’il n’existe pas de « théorie », mais seulement des « études de genre » – qu’ils préfèrent désigner par leur nom américain, « gender studies »…

Un tel raisonnement ne tient pas : pour qu’il y ait des études de genre ou sur le genre, encore faut-il qu’il y ait élaboration du concept même de genre.[access capability= »lire_inedits »] Et c’est dans l’arsenal des philosophes qu’il a été forgé. Observons d’ailleurs que Judith Butler ne craint pas de se définir comme théoricienne du genre. Ceux qui parlent d’« études de genre » veulent souvent en souligner la scientificité. Mais le genre n’est pas un concept scientifique, c’est une vision du monde, une Weltanschauung. Et les travaux de ces chercheurs s’en ressentent. Sur ce point, je vais plus loin que certains « anti-genre » qui, intimidés par les prétentions scientifiques de ces chercheurs, sont enclins à reconnaître à la notion de genre des vertus heuristiques. Comment un instrument à ce point chargé de postulats pourrait-il nous dévoiler une quelconque réalité ?

Peut-être serait-il plus pertinent, en ce cas, de parler d’idéologie ?

En effet, la théorie se fait sans tarder idéologie, au sens littéral du terme, tel que l’entendait Hannah Arendt : ses axiomes – ses idées – se transforment en logique implacable. Les identités sexuelles sont de pures constructions historiques – la différence n’est qu’anatomique, naître dans un corps d’homme ou dans un corps de femme reste sans incidence sur la personne que je serai, bref, l’incarnation ne change rien –, or ces constructions sont fondamentalement inégalitaires, dès lors qu’en tout temps, en tout lieu, le masculin et le féminin ont été pensés de telle sorte que la femme soit subordonnée à l’homme. Il convient donc, si l’on veut vivre dans un monde juste et égalitaire, de déconstruire l’ordre sexué sur lequel repose nos sociétés. Et ce pour bâtir des corps politiques fondés exclusivement sur des individus rendus à une prétendue neutralité originelle, autrement dit des anges, par définition asexués…

Sous couvert de libération, ce « monde rêvé des anges », sous-titre de votre livre, instaure ce qui ressemble furieusement à un nouveau puritanisme…

Comment ne pas soupçonner en effet, derrière cette grande machine théorique, une hantise du désir, une aspiration à exorciser la charge érotique de la femme ? C’est également un puritanisme en ce qu’il postule une innocence originelle qui serait perdue avant même la chute dans la société, avant même la naissance, au moment où l’obstétricien annonce aux futurs parents le sexe de l’enfant qu’ils attendent. Le processus d’assignation à une identité sexuée et sexuelle se mettrait alors en branle, et c’en serait fini de l’angélisme primordial. Notons que les nouvelles techniques de procréation encouragent ce puritanisme : l’oxymore d’une conception virginale n’en appelle plus à la foi et à ses mystères. L’engendrement non souillé par le commerce des chairs n’est plus le privilège de Marie.

Le plus surprenant, c’est l’alliance entre féministes et militants LGBT pour défendre cet ordre néo-puritain…

Pressés de voir le vieux monde – fondé sur la différence des sexes – s’ébouler, féministes et LGBT se reconnaissent un ennemi commun, le mâle blanc occidental hétérosexuel, et partagent le même objectif : l’avènement d’un monde dont le premier couple, pour dire les choses de façon imagée, ne serait plus Adam et Ève. Une société humaine dont l’altérité sexuelle, l’altérité naturellement procréatrice, bref l’hétérosexualité ne serait plus le fondement. Abolir la structure sexuée de nos sociétés, tel est le programme politique des féministes et des LGBT. Les unes au nom de l’égalité des sexes, laquelle resterait inachevée, les autres au nom de l’égalité des sexualités. Il est essentiel de comprendre que, pour le « genre », le désir de l’autre sexe n’a rien de naturel, il n’est que soumission à une norme ayant été imposée par un coup de force, réussissant à étouffer toutes les autres sexualités.

Il est clair que, si la reproduction est déconnectée de la sexualité, l’hétérosexualité n’est plus qu’une norme imposée, aussi absurde que le rose pour les filles et le bleu pour les garçons ?

Exactement. « Hétérosexuels, réveillez-vous ! », nous enjoint le « genre ». Nous avons été éduqués dans le mythe de l’hétérosexualité et nous prenons nos désirs pour la réalité. Mais ce n’est là qu’illusion, au sens étymologique du terme, la société se joue de nous. La ringardisation de l’hétérosexualité est le grand enjeu de leur lutte – l’expression « hétérobeauf » fait florès sur les réseaux sociaux ! L’enjeu central est donc bien une mutation anthropologique, une « réforme de civilisation », et non simplement de société, comme l’a reconnu Christiane Taubira dans le contexte des débats sur le mariage pour tous. Mais ce jour-là, la garde des Sceaux vendait la mèche.

Théorie du genre, mariage homo, reproduction assistée : c’est toujours le même égalitarisme qui conspire pour en finir avec la différence…

Le genre conduit moins à une indifférenciation qu’à une désidentification, à un brouillage des codes sexués dont nous héritons. La nature ne dictant rien, le masculin et le féminin n’étant, pour le « genre », que jeux de rôles  – « Le travesti, écrit Éric Fassin, est notre vérité à tous » –, l’individu n’atteste sa liberté qu’en s’émancipant de cet héritage. Or, c’est en faisant apparaître le caractère historique, conventionnel, de normes dont il n’est pas l’auteur, que le « genre » escompte délier chacun de son allégeance à ces normes.

Il s’agit bien de renvoyer l’antique division entre les sexes de l’« historicité » à la « caducité », comme vous l’écrivez…

Tel était clairement et nettement l’objectif des fameux ABCD de l’égalité : pourquoi faire étudier le portrait en pied de Louis XIV par Rigaud, montrant le souverain portant talons hauts, porte-jarretelles, et bas en soie ? Afin de faire prendre conscience à nos chères têtes blondes, comme on ne devrait plus dire, de la contingence des codes vestimentaires auxquels les soumettent la société, les adultes, à commencer par leurs parents. Toute transmission de manières d’être, de formes, est requalifiée en « formatage », et les agents de cette transmission sont assimilés à des collaborateurs d’un vieux monde rassis, frileux, replié sur lui-même… Plus encore que la nature, la cible du « genre » est la civilisation, le monde de significations institué qui nous précède et nous excède. « La civilisation, dit magnifiquement l’ethnologue Margaret Mead, n’est pas l’œuvre des enfants. »

Pourquoi considérez-vous que le « genre » est spécifiquement une attaque contre la civilisation française ?

Il existe une exception française en matière de mixité des sexes, exception établie et explorée par Mona Ozouf, Philippe Raynaud, Claude Habib et Alain Finkielkraut. La France ne s’est pas contentée de reconnaître, de faire droit à la différence des sexes, elle l’a exacerbée. Elle s’est plu à cultiver les tours et détours du jeu de l’amour. Mais les démocrates acharnés que nous sommes n’aiment plus suffisamment cet héritage, qui nous vient des siècles aristocratiques, pour le défendre contre une idéologie qui lui est foncièrement contraire. Le contraire de l’égalité n’est pas l’inégalité, mais la bigarrure des manières d’être, les aspérités, les variantes et variations. Notre art, notre littérature ont exploré sans relâche cette dissymétrie sexuelle. Nous sommes riches d’une histoire que nous aurions tout intérêt à exalter, à défendre avec fierté. Walter Benjamin parlait des promesses du passé, qu’il appartenait aux générations suivantes de sauver et de prolonger. Laissons de côté la passion de l’égalité et puisons notre inspiration dans Marivaux, dans Balzac, dans Barbey d’Aurevilly, dans Stendhal…

Il y a tout de même une différence entre aimer Balzac et acheter des Barbie aux petites filles ! Comment défendre la différence des sexes sans tomber dans un naturalisme qui enferme les individus dans des étiquettes ?

La question est cruciale. Que notre destin ne soit pas scellé par notre anatomie, que notre être ne s’épuise pas dans la maternité et la conjugalité, que pour nous, autant que pour les hommes, l’existence précède l’essence, nous n’avons pas attendu Simone de Beauvoir pour le savoir. La célèbre formule : « On ne naît pas femme, on le devient » a été gravée dans le marbre. Cependant, comme Sartre, Beauvoir succombe à une hypertrophie de la liberté, elle échoue à faire droit à cette part non choisie de l’existence qu’est la naissance dans un corps sexué. Avec elle, c’est l’être ou le néant, la nature ou l’histoire, la nécessité ou la liberté. Or, il y a du donné – en référence au don qui appelle la gratitude, opposé au terme « donnée », qui renvoie à la statistique. Où commence, où finit la nature ? Au reste, si la nature propose, la liberté dispose. La liberté n’est pas rébellion contre le donné, elle est reprise en personne du donné. On naît femme et on le devient : sur cette note inaugurale, chaque femme compose sa  propre partition. Thèmes communs, universels, et variations, modulations.

« L’ordre patriarcal est mort », écrivez-vous. N’exagérez-vous pas ?

Si les mots ont un sens, comment peut-on parler de société patriarcale en Occident ? La femme n’est plus subordonnée à l’homme, le mari ne prend pas le relais du père. Je suis née dans les années 1970, j’appartiens donc à cette génération qui a grandi dans une atmosphère de sereine égalité, élevée par des pères qui ont perdu leur titre de « chef de famille » depuis 1970, des mères qui prennent toujours plus part à la vie active et auxquelles, conformément au sermon de nos instituteurs, on n’offre pas, le jour de la fête des mères, de fers à repasser ou de mixeurs. À ceux qui contesteraient ce tableau, je demanderai de m’expliquer les raisons pour lesquelles nous ne savons ni coudre, ni repasser, ni cuisiner !

Et les inégalités de salaires ?

Je ne les nie pas, mais la société est acquise dans son entier à l’objectif de l’égalité salariale, et on n’a nul besoin de cet arsenal juridique, dont les progressistes ont la passion, pour hâter la régénération de l’humanité. Il faut rappeler aux mouvements féministes que nous sommes sorties de l’état de minorité, que cette féminité que nous cultivons, ce temps que nous consacrons au soin de notre corps, nous le prenons en toute conscience et en toute liberté. Et nous n’avons pas attendu qu’ils nous avertissent de la différence de prix entre un rasoir destiné aux hommes et un rasoir « girly » pour déjouer, ou non d’ailleurs, les « pièges » de la consommation – pièges qui n’en sont pas, le commerce a ses lois !

Chassez-la, la nature revient au galop. Finalement, la théorie du genre est-elle vraiment dangereuse, face à l’inexpugnable universalité de la différence sexuelle ?

Comme le disait Montesquieu, la nature est vulnérable chez l’homme. Et l’ivresse des possibles n’est plus aujourd’hui la marque exclusive des adolescents. Cependant, ce n’est pas seulement la nature qui nous importe ici, mais ce que, sur ce donné naturel, nous avons conçu, élaboré, inventé : la culture. Or la culture, cette histoire unique, singulière, tramée par des siècles, elle, ne revient pas au galop. Elle ne peut compter que sur nous pour persévérer dans l’être. Il nous appartient de répondre de cet héritage. Nous avons, comme le disait Karen Blixen, une responsabilité pour le féminin, pour la féminité, comme les hommes en ont une pour la masculinité, la virilité, si l’on peut risquer ce mot. Cette responsabilité, nous ne pouvons l’endosser que si nous éprouvons de la gratitude pour cet héritage civilisationnel.[/access]

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*Photo : Hannah.

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste au Figaro, elle participe au lancement de la revue Limite et intervient régulièrement comme chroniqueuse éditorialiste sur CNews.

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