Le nouveau livre de Bérénice Levet Libérons-nous du féminisme est aussi salutaire que réjouissant.
Au fil de son enquête attentive, Bérénice Levet fait découvrir la montagne de sottises quasiment transcendantales qui forment le fond de ce « féminisme ».
Deux des plus belles âneries, énoncées d’ailleurs par des mâles féministes, mais assurément blancs et de plus de cinquante ans, suffiront à nous édifier.
D’abord cette citation à la Bouvard et Pécuchet d’un « spécialiste de la géographie du genre », chargé de mission pour l’égalité homme-femme dans une université bordelaise, un nommé Yves Raibaud traitant de l’architecture haussmannienne : « Si on met les lunettes du genre, on s’aperçoit que c’est une architecture d’hommes blancs, aisés, hétérosexuels, qui ont une vision de démiurge sur la ville, donc qui la conçoivent pour eux. » Que ne pense-t-il quand même aux vespasiennes et aux fortifs ? Pauvre géographie jusqu’où ne descends-tu pas ?
Impayable Fassin
Ou cette « analyse » du « sociologue » Eric Fassin à propos des agressions sexuelles de masse à Cologne la nuit du Nouvel An 2015-2016 : « Ce n’est pas parce que ces gens sont des musulmans qu’ils ont commis ces actes. Il y a une finalité politique. A qui s’en sont-ils pris ? A des femmes allemandes, blanches. Ils ne sont pas allés violer des prostituées. Cela donne le sens de leur violence. » Que n’ajoute-t-il qu’il s’est agi d’une violence légitime contre des sales aryennes filles ou petites filles de nazis ? Notre Diafoirus a-t-il jamais entendu parler de la théorie féministe du viol de Susan Brownmiller en 1975, une féministe déjà, comme quoi le viol est un moyen pour les hommes d’imposer leur domination par la peur qu’il entretient chez toutes les femmes ? A-t-il jamais entendu parler de Catharine McKinnon sur le harcèlement sexuel dès 1979 ? Pauvre sociologie, jusqu’où n’es-tu pas descendue ?
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Le côté salutaire du livre est, hélas, moins drôle. Bérénice Levet s’attaque à une des idéologies dominantes du temps – l’idéologie féministe radicale, avec ses dénonciations à base de victimisation, de bienveillance, d’intolérance, d’éloge des différences et, il faut bien le dire, de haine de pas mal d’autres « différences ».
Gloubiboulga conceptuel
Et du courage il lui en faut en raison du simplisme et des contradictions innombrables de cette « pensée ». A force de tweets, de tribunes, d’entretiens, d’interventions faites pour le buzz et de pseudo-débats, s’est formé un gloubiboulga féministe qui, en matière de concepts, n’a rien à envier à la recette de la marionnette Casimir des années 1970 faite, je le rappelle, « de confiture de fraises, chocolat râpé, banane écrasée, moutarde forte et saucisses crues mais tièdes ».
Pour l’analyste sérieux, le problème de tout gloubiboulga conceptuel (et aujourd’hui il n’en manque pas) est d’être une macédoine d’idées si mal pensées, si contradictoires, si dénuées de logique qu’on ne sait même pas par quel bout la prendre. Si bien qu’on finit par se résigner à la voir dégouliner partout. Naît-on femme ou le devient-on ? Le mâle est-il par essence prédateur et agresseur ? La séduction n’est-elle qu’une agression molle ? Est-ce la faute au libéralisme, à Darwin, à la colonisation, à Papa, à Weinstein, aux cochons, à Dieu, au Pape ?
Je trouve effectivement Bérénice Levet courageuse de s’être attaquée à cet océan de bêtise. J’ai essayé de le faire pour ma part à propos des théories du care et du soin – mais j’avais la chance d’avoir affaire à des idées encore à peu près identifiables. Le féminisme aujourd’hui ? On ne sait même plus ce que c’est quand on égrène ses variétés : féminisme matérialiste français (Guillaumin, Delphy, Wittig), féministe post-structuraliste post-colonial (Haraway, Butler, Mohanty, Spivak), black feminism (Hooks, Lorde, Davis), féminisme décolonial (Anzaldua, Alarcón, Moraga, Lugones) – j’ai pris mes précautions et tiré cette liste « autorisée » mais sûrement incomplète d’une annonce de séminaire consacré à « Géographies féministes et temporalités interrompues » au Collège international de philosophie en novembre prochain…
Le féminisme n’est plus ce qu’il était
Le problème est que le féminisme n’a pas toujours été ce magma sortant de la bouche d’Autain, de Haas, Diallo ou Fassin. Et c’est là que je me sépare de Bérénice Levet avant de mieux revenir vers elle.
Bérénice Levet appartient à une génération bien plus jeune que la mienne. Elle n’a donc pas connu la profondeur historique des mouvements et ne constate que le foutoir actuel.
Or il y a eu plusieurs moments du féminisme, pas si éloignés, ancrés d’abord dans la revendication de l’égalité des droits civiques (en premier lieu électoraux), puis dans celle de l’égalité professionnelle (et d’abord salariale) et la dénonciation de la domination sexuelle brutale (le viol pour Brownmiller et le harcèlement sur les lieux de travail pour McKinnon, dont l’équivalent français est la très forte King Kong Théorie de Despentes). Ce féminisme « basique » et historique garde toute sa valeur et toute son actualité.
Il y a une inégalité persistante des femmes face au travail – notamment à cause de la question des cotisations retraite pour des carrières interrompues ou freinées par la maternité – ; il y a une réalité de la domination sexuelle dans le monde du travail (notamment pour les emplois modestes ou à temps partiel), dans l’université, dans le monde des médias et celui de l’entertainment. Ayant soutenu ce féminisme partout où j’en ai eu l’occasion, je reproche à Bérénice Levet de ne pas lui faire la part qu’il méritait et mérite toujours.
Tweeteuses-blablateuses
Ce reproche fait, je n’en suis que plus à l’aise pour dire à quel point elle a raison de mettre en pièces le féminisme actuel et ses dérives. Sans faire une liste en bonne et due forme des raisons de ces dérives, elle les identifie très bien. Il y a d’abord les emballements de la médiatisation forcenée de la part de tweeteuses-blablateuses omniprésentes dans des médias qui ont besoin de remplir le temps d’antenne. Inutile de s’attarder.
Il y a ensuite la dégoulinade de sensiblerie bobo qui transforme toute femme en victime sans égard à la gravité ni à l’ambiguïté des faits. J’avoue avoir une compassion limitée pour l’apprentie actrice qui se fait sauter pour avoir un rôle et ensuite couine qu’on ne l’y reprendra plus à monter dans la chambre d’un producteur de cinéma. Et pas plus pour la croyante fascinée par un prêcheur salafiste qui lui fait découvrir que les voies de Dieu, loin d’être impénétrables, passent par la sodomie.
Il y a surtout – mais ce sont des choses qu’il ne faut surtout pas dire – que le féminisme a été en fait pris en otage par les lesbiennes et les gays qui en ont fait le bastion de leurs problèmes avec leur différence et parfois leurs incertitudes « gendrées ». Nous avons aujourd’hui affaire à un féminisme gay et lesbien. On parlait autrefois de minorités agissantes. Ici il s’agit de minorités tonitruantes qui veulent faire oublier en criant plus fort que tout le monde que leur position est en fait minoritaire.
Et les classes sociales dans tout ça ?
J’ajouterais une autre raison que Bérénice Levet ne prend pas en compte : l’abandon des problématiques de classe, chez des gens qui n’ont pourtant que le mot « société » à la bouche. Plus ils sont, croient-ils lucides, moins ils sont conscients qu’il y a des classes sociales et que la brutalité de la vie sexuelle a ses lieux et ses populations, comme le montraient par exemple les mémoires de Richard Hoggart, un des inventeurs des cultural studies, dans 33 Newport Street, Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises. On retrouve ici malheureusement une chose que Bérénice Levet, qui a une solide culture philosophique gagnée chez Hannah Arendt, ne dit pas : le niveau intellectuel de cette nouvelle génération de bavards pour réseaux sociaux est lamentable. L’ignorance y dispute au jargon, l’arrogance à la superficialité, l’absence de construction intellectuelle à la frénésie du bavardage, la mémoire d’oiseau à l’assertion péremptoire. J’en ai donné deux exemples mais le livre de Bérénice Levet en fourmille.
Islamo-féminisme, un drôle de mutant
Deux autres choses mériteraient bien plus que d’être évoquées en passant mais relanceraient toute la discussion.
Bérénice Levet montre comment ce féminisme est parfaitement solidaire de l’intégrisme salafiste et de l’islamo-gauchisme. La meilleure manière de ne pas s’exposer à l’agression est encore de porter le voile ou, encore mieux, une burqa. Elle suggère aussi comment ce féminisme de « mon corps m’appartient à moi seule » et « je choisis mon identité » est tout aussi solidaire de la marchandisation des corps, des services sexuels et de la réification des relations humaines.
Bref, l’idéal de ce féminisme risque bien d’être une escort girl voilée… Perspective éminemment sexy et émancipatrice, on en conviendra. Oui, libérons-nous de ce féminisme-là !
Bérénice Levet, Libérons-nous du féminisme, Paris, éditions de l’Observatoire, 2018.
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