Dans son article, Pourquoi Pie XII ? Pourquoi maintenant ? Antoine Mercier entend mettre au jour les honteux secrets d’alcôve dissimulés derrière les nuages d’encens répandus par une Église romaine qui se la joue triomphante. Et il y aura toujours, parmi le commun des mortels internautes, des amateurs pour goûter ces scoops: on verse désormais dans un ésotérisme soft qui nous vend du Da Vinci code comme une thèse d’histoire de l’Église. Mais il est vrai qu’en cette matière, et particulièrement depuis Le Vicaire – la pièce de Rolf Hochhuth –, les dramaturges ont pris le pas sur les universitaires pour écrire l’histoire. Surtout celle-là.
Là où le texte de mon camarade Antoine montre sa spécificité, c’est, au delà des libertés prises avec une stricte exactitude factuelle – de bonne guerre, dira-t-on –, dans son intention de percer le secret des âmes, en se livrant à une relecture morale de cas de conscience offerts à deux papes qui n’obtiendront jamais, en France, la cote de popularité de Yannick Noah. D’ailleurs, à qui cet article est-il consacré : à Pie XII – personnage austère, à mi-chemin entre Pie XI et Pie XIII – ou à Benoît XVI, l’actuel occupant du deux pièces meublé place Saint-Pierre ? Au deux, mon colonel, mais d’une manière très subtile : on en prend un pour taper sur l’autre. Et à la conclusion du billet, le second endossera tous les griefs faits au premier, en sus de ceux qui lui sont directement imputables. C’est plutôt bien joué, non ?
Son troisième paragraphe me promet, juré-craché, de replacer les choses dans une « dimension théologique » : le teasing est habile… Le paragraphe suivant embraie aussitôt sur le « silence pendant la Shoah » de Pie XII. Impression de déjà-vu… Ledit pape bénéficie d’un instant de mansuétude, du fait des quelques vies qu’il contribua à sauver de cette tragédie : 4000 personnes qu’il fit héberger dans des paroisses et couvents romains, sans compter quelques dizaines de milliers d’existences épargnées grâce à son action diplomatique en Hongrie, en Slovaquie, en Roumanie. Mais s’en tirer à si peu de frais serait un peu facile. Devant ses éternels juges, ce qui importe n’est pas ce qu’il fit mais ce qu’il ne fit pas : proférer une parole forte qui résonne aux oreilles du monde, y compris à celles des sourds.
Et on oublie sa participation à la rédaction de l’encyclique Mit Brennender Sorge de son prédécesseur Pie XI. On oublie aussi son radio-message de Noël 1942, déjà rappelé ici par François Miclo dans lequel il évoque les « centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, par le seul fait de leur nation ou de leur race, ont été vouées à la mort par une progressive extinction ». Mais certains attendaient des mots plus percutants, et surtout plus précis. Albert Camus, et même François Mauriac furent de ceux-là. Ce pape agit et parla de façon prudente, que d’aucuns estimeront timorée. Et que d’autres, lui faisant un procès d’intention, prétendent délibérée…
Il n’est pas question de reprendre, ici, chaque assertion de l’article que je viens de lire. Surtout lorsqu’il s’agit d’affirmations sans argument tangible : s’il est possible de corriger des faits, il l’est plus difficilement concernant des opinions. Je glisserai également sur le reproche fait à Pie XII de son silence, et jamais à Roosevelt – qui fut informé avant le Pape – ou à Churchill. Quant au Petit Père des peuples, il demanda, goguenard, au Premier ministre anglais : « Pie XII, combien de divisions ?« .
Maintenant, puisque je n’ai pas oublié l’engagement affiché au début – l’ « examen sérieux » de cette actualité dans sa « dimension théologique » –, je m’arrêterai sur quelques points faibles du réquisitoire. Pour commencer, un contresens est fait à partir d’une citation de saint Paul – « il n’y a plus ni Juif ni Grec… » (Galates III, 28) – qui signifie, non pas que Juifs ou Grecs sont appelés à disparaître, mais que l’appartenance à l’Église transcende toutes les différences préexistantes entre ses membres. La suite du verset le montre bien : « il n’y a ni homme ni femme… », sauf à considérer que l’Apôtre envisageait la disparition de toute l’humanité…
Dans la même veine, cette mention du concept de « peuple déicide » qui aurait été en vigueur avant Vatican II tient davantage du mythe que de la réalité historique. Avec la déclaration Nostra Ætate, l’Église catholique n’a pas modifié sa doctrine quand elle encourageait « la connaissance et l’estime mutuelles » entre catholiques et juifs. Depuis les premiers siècles, des papes – Grégoire Ier en 602, Alexandre II en 1065, Innocent III en 1199 – ont solennellement condamné toute action en vue d’empêcher les juifs de pratiquer librement leur religion. Si tolérance n’est pas encore fraternité, soulignons tout de même que, pour une époque où l’on allumait des bûchers de temps à autre, ce n’est pas si mal. En 866, Nicolas Ier ira jusqu’à affirmer « beaucoup de ceux qui paraissent au-dehors sont au-dedans ».
Quand je lis que l’Église poursuivrait « une lente érosion », je consulte des statistiques. Faites-en autant et vous verrez une hausse du nombre de baptisés à travers le monde. Le coup était porté un peu bas, mais même pas mal ! Plus loin, je compare l’action du cardinal Ratzinger contre « les amusements œcuméniques » et celle de Benoît XVI – il a changé de nom pour faire moins allemand – en faveur de « l’unité des chrétiens » : j’admets qu’on veuille faire feu de tout bois, sauf lorsqu’on en arrive à se contredire. Pour ceux qui l’auraient oublié, l’œcuménisme ne consiste pas en un Woodstock théologique : c’est le mouvement pour l’unité des chrétiens. Et cette volonté de surmonter les divisions successives entre les chrétiens n’est pas une innovation de l’actuel Pape, ni de son prédécesseur. En fait, depuis le Moyen Âge, des tentatives de réunion eurent lieu, aux conciles de Lyon en 1274, et à celui de Florence en 1439. Et puis c’est bien d’évoquer le texte Dominus Iesus et de parler de « l’unité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église »… Toutefois, il est loisible de poursuivre la lecture au delà du titre et du sous-titre de l’ouvrage. On y découvrira ainsi des prises de position susceptibles de déconcerter notre commentateur, comme, par exemple, celle qui mentionne la possibilité réelle du salut pour des non-chrétiens (Dominus Iesus 15).
Nous pourrions poursuivre laborieusement cette reprise des arguments utilisés, mais il commence à se faire tard. Car un autre aspect discutable de la critique faite aux deux souverains pontifes vient du fait qu’elle s’autorise – grâce à une lecture sacrément « théologique » – à prétendre exprimer la véritable motivation qui les anime. Normalement, c’est Dieu, le spécialiste pour « sonder les cœurs et les reins » (Psaume VII, 10). Cependant, dans sa grande bonté, il a accordé ce don – on appelle ça « charisme », en catholique – à Antoine Mercier qui peut, dès lors, déjouer les complots des malfaisants et les démystifier, en prenant, au besoin, quelque distance avec une réalité capricieuse. N’ayant pas reçu cette grâce moi-même, je suis contraint à parcourir les livres auxquels je fais référence. Contrainte à laquelle personne, au fond, ne devrait se soustraire…
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