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Benoît Duteurtre: requiem pour un nostalgique

Le bal est fini...


Benoît Duteurtre: requiem pour un nostalgique
Benoît Duteurtre © Hannah Assouline

Notre ami Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet, à 64 ans. Il n’était pas seulement ce musicologue amoureux de l’opérette et de la chanson française que beaucoup connaissaient. C’était un romancier qui a su croquer la bêtise contemporaine, les laideurs et les petitesses du quotidien avec un regard critique et désabusé, sans jamais être méchant.


Mélangés sans façon dans une petite église vosgienne, des excellences culturelles venues de Paris et des artisans locaux assistent à la bénédiction de la vie de Benoît Duteurtre. Une tombe l’accueille au bord de l’église. On rejoint sa famille pour un verre dans son chalet, entouré de forêts à flanc de collines, situé dans l’axe de la même église et d’un col, au loin. Un tableau de moyenne montagne qui appelle aux randonnées comme à la littérature du disparu.

Au cours du déjeuner de rentrée que nous ne partagerons donc pas, Benoît et moi aurions comme d’habitude échangé des remarques et des morceaux d’analyse sur la bêtise contemporaine, autour d’un repas que nous préférions plus roboratif que sophistiqué, probablement par snobisme inversé. La bêtise est de tous les temps mais celle du nôtre a une typicité inédite. C’est un nouveau cépage. Benoît voulait rendre compte, en esthète, de son goût et de sa forme. Non pour se complaire dans sa description, mais pour s’en libérer. Car une fois que les dégâts considérables causés par l’invasion massive de la bêtise sont observés, photographiés, on peut délimiter un champ dans lequel, s’étant mis à distance d’elle, il est possible de parler de la beauté des choses. On ne peut pas être poète après avoir écouté Marine Tondelier sur BFM. On ne peut pas être poète devant un poteau LGBT de la mairie de Paris. Même très entraînés à ne pas voir les poteaux LGBT et ne pas entendre Marine Tondelier, le bruit et l’apparition dans l’espace qu’ils produisent nécessitent une réaction de notre esprit, de regrettables stimuli qu’il faut bien traiter. Avant d’aimer par la littérature, il faut réfléchir dans le monde. La vie d’artiste de Benoît Duteurtre est contenue dans cette formule.

La stroboscopique fête d’inauguration des Jeux olympiques, qu’il n’a pas pu voir, aurait été abordée dès l’œuf mayonnaise. Cet hommage « heavy metal » à Fouquier-Tinville, ce coulis de blasphèmes pour les nuls, ce maoïsme fluvial, cette ivresse des exécutions symboliques sommaires, ces « trouples » présentés comme de nouvelles trinités l’auraient inspiré tout en le repoussant… Et le pompon : se rengorger d’avoir traîné à l’échafaud une reine qui n’avait tué personne. Maistre avait raison : les Français sont un peuple aussi facile à tromper que difficile à détromper. Malgré toute la puissance hallucinogène des médias publics et privés, ligués pour transformer cette haine indéfiniment recuite en expression d’une émancipation fraîche, créative et joyeuse, il reste que nous avons projeté l’image d’un peuple de tricoteuses décérébrées au monde entier. Benoît, très républicain au sens noble, se serait déchaîné.

Ce qui nous faisait particulièrement rire était le crétinisme du milieu littéraire. Nous ne nous en excluions pas. Nous acceptions de dire bonjour poliment à des cuistres écervelés, à des mufles épanouis, à des truffes au pinacle. Nos vertus étaient traitables. Alceste et Philippe Muray étaient admirables, mais n’étaient pas nos modèles. Trop hermétiques au bonheur, inaccessibles à la confiance. Tout et tous y passaient, dans nos repas. Nous avions une prédilection pour les littéraires à réseaux sociaux, sortes de démultiplicateurs narcissiques pour amours-propres éternellement souffrants. Nous évoquions quelques paramécies littéraires, des trèfles à trois feuilles artistiques, des poulets de batterie stylistiques. Nous nous confions nos impressions de lecture de quelques romans ineptes. Le mimétisme de la revanche sans motif, le bizarre désir de mieux se venger que son voisin d’une offense imaginaire nous fascinait. Nous parlions du combat culturel crasseux pour capter les ressources médiatiques et aimanter les prestiges, désespérément. Tout est dans le « désespérément », pensions-nous. Car on peut prétendre exercer le métier d’écrivain sans espoir d’être jamais écrivain. On peut professer être un auteur sous prétexte qu’on a publié des livres. On peut se donner une importance qu’on sait ne pas avoir. Tout encourage au bidon multidimensionnel : destin bidon, désir bidon, vertu bidon, style bidon, vie bidon. Les deux tiers du paysage littéraire : des hommes-flocons qui écrivent sans y croire des romans pour dire du bien des filles-courages qui écrivent des romans qui disent du mal des hommes-flocons. Tartuffes et cruellas, dont nous nous amusions. Mais, comme la guerre des sexes, la guerre entre le bidon et l’authentique n’aura pas de vainqueur : il y a trop d’intérêts communs entre les deux camps, trop de fraternisation… À un moment, on faiblit. C’est l’instant Légion d’honneur, désir de grandeur d’établissement. Benoît voulait l’Académie parce que c’était plus beau et grand que moche et petit, même si c’était les deux, bien sûr, comme tout.

Nous parlions de cette chose rare, qu’il possédait : l’authenticité d’un don, d’une vocation, le résultat d’un travail, la constitution d’une œuvre. Nous admirions une vingtaine d’écrivains. Nous discutions de vingt autres, qui pourraient donner quelque chose. Comme son talent était éclatant mais annonçait une mauvaise nouvelle au monde contemporain, il fallait ternir ce réactionnaire : on l’a peint, après sa mort, en amateur du noir et blanc, de l’opérette et de René Coty. La vérité, c’est que c’était un poète et qu’il travaillait dur : c’est beaucoup plus subversif. Et il s’inscrivait dans une tradition de modération ironique devenue suspecte, comme tout ce qui est intelligent. Il était pétri d’une culture chrétienne profanisée, modernisée, mais pas devenue folle, et d’une culture républicaine qui assumait les traditions et les œuvres antérieures à elle.

Dans Ultima necat, Muray l’avait décrit comme une sorte de Rastignac timide, à la limite de la sournoiserie, avec un agenda secret. Benoît n’était pas assez méchant, répondrais-je, contrairement à Muray qui l’était un peu trop.

En ce qui me concerne, j’ai souvent besoin que mes personnages soient des monstres prospères, au cynisme gravé dans le disque dur. Ceux de Benoît avaient une candeur, une bonhomie de valet de Molière. C’est ainsi qu’il exprimait la plus précieuse puissance de l’âme : la sympathie.

Septembre 2024 - Causeur #126

Article extrait du Magazine Causeur



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écrivain et critique littéraire français, il enseigne à Sciences-Po et collabore à la Revue des deux Mondes

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