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Benoît Duteurtre: «Les vieux pourraient sauver le monde»

L'essayiste publie "Dénoncez-vous les uns les autres" (Fayard, 2022)


Benoît Duteurtre: «Les vieux pourraient sauver le monde»
Benoît Duteurtre © Hannah Assouline

Pour imaginer la société de demain, il suffit d’exagérer – à peine – les travers de celle d’aujourd’hui. C’est ce que fait Benoît Duteurtre dans son nouveau roman dont le titre est un mot d’ordre : Dénoncez-vous les uns les autres. Propos recueillis par Jonathan Siksou.


Avec cette sotie (farce de caractère satirique, allégorie de la société du temps), Benoît Duteurtre nous amuse et nous inquiète. Le monde qu’il décrit n’est pas encore le nôtre mais nous nous en approchons dangereusement. Une jeune fille prénommée Robert – sa mère lutte contre les préjugés sexistes – aime Barack, un garçon de son âge ainsi baptisé car son père idolâtre un ex-président américain. Cet ancien responsable culturel municipal, répondant au prénom de Mao, se plie sans broncher aux contraintes qui régissent la vie de chacun : les amateurs de viande doivent abattre eux-mêmes les animaux qu’ils veulent manger, les ordures doivent être triées dans des sacs transparents sous peine de poursuites pour écocide… Et tout déviant a l’obligation de se livrer à une confession publique. Accusé – anonymement – d’agression sexuelle, Mao va voir son passé décortiqué par la redoutable brigade rétroactive. Heureusement qu’un vieux dandy, le monde d’avant, peut encore faire entendre sa voix.

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Causeur. Allons-nous passer de la société du spectacle à celle de la dénonciation ?

Benoît Duteurtre : Ceux qui ont mis en lumière la société du spectacle furent aussi les seuls parmi les gens d’extrême-gauche à porter un regard critique et lucide sur le maoïsme. C’était l’époque de la révolution culturelle, des procès publics, des professeurs d’université humiliés et bastonnés par leurs élèves, de la dénonciation érigée en vertu par le pouvoir chinois… Les seuls qui l’ont vu étaient les situationnistes. Dans mon livre, il y a souvent en arrière-plan cette influence culturelle profonde du maoïsme alors même que les ex-maos sont devenus des notables de la République. La vertu maoïste a triomphé dans notre société : dénoncer toutes les turpitudes cachées de nos voisins au nom du sexisme ou autres discriminations, pousser chaque suspect à faire son autocritique publique afin qu’il soit pénalement – et sévèrement – réprimandé pour que ses victimes puissent « se reconstruire ». Ce qui constituait la société totalitaire maoïste se retrouve dans notre société post-capitaliste. 

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On retrouve aujourd’hui la même instrumentalisation de l’art, du théâtre…

Absolument. Le mot « citoyen » est devenu un mot valise qu’il faut accoler à tout : l’art doit être citoyen, la littérature doit être citoyenne etc. Chacun s’efforce de contribuer aux combats vertueux d’aujourd’hui, ce qui n’est pourtant pas la fonction de l’art – lié davantage à la beauté, au plaisir, à la spiritualité…Au nom du Bien d’aujourd’hui – l’écologie, la condition féminine, la cause animale, l’égalité entre les civilisations–ressurgissent ainsi les formes les plus lourdingues d’art engagé.

L’affaire Jean-Jacques Bourdin, avec son humiliation en direct par Valérie Pécresse sur BFM-TV nous plonge dans votre livre : la présomption d’innocence n’existe plus. 

Cette affaire illustre également la régression infantile de la société. J’ai été frappé par le chef d’accusation : Bourdin « aurait essayé d’embrasser une de ses collègues ». Et ça fait la une de tous les médias pendant quinze jours. Je ne dis pas que c’est bien de vouloir embrasser une collègue malgré elle mais où est la mesure qui permet de différencier l’information importante de l’anecdote fâcheuse ? On peut dire la même chose pour Pierre Ménès accusé d’avoir peut-être « touché le sein d’une hôtesse au cours d’un match au Stade de France ». Ce n’est pas bien de toucher le sein d’une hôtesse qui ne l’a pas demandé mais, là encore, est-ce que ça mérite la une de la presse et la destruction sociale d’un individu ? Parallèlement à la montée de la violence et de la délation, on assiste à cette crétinisation de l’opinion publique.

L’encouragement de la délation, qui est au cœur de votre récit, est-il une façon de donner aux individus une importance qu’ils n’ont pas dans la société ?

C’est une tendance warholienne : chacun a besoin de son quart d’heure de gloire ! Et celui-ci peut prendre la forme d’un livre visant à dénoncer l’homme – rarement la femme – qui vous a fait souffrir il y a longtemps et exhiber cette blessure qui vous a rongé de l’intérieur. C’est aussi une façon de se mettre en scène dans le rôle de la victime, figure sacralisée par la psychologie et qui ne peut être contredite.

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Notre société a-t-elle besoin de coupables ?

Elle a besoin de victimes et de coupables. Mais la possibilité pour l’accusé de se défendre est de plus en plus limitée. Mon hypothèse est que la loi finira par imposer à chaque citoyen de dénoncer les crimes auxquels il aurait pu assister un jour ou l’autre en matière d’environnement, de sexisme, de racisme etc. Chacun est encouragé à tout mettre sur la table, faute de quoi il sera considéré comme complice.

Vous imaginez également une effrayante « brigade rétroactive »…

Je force à peine le trait : aujourd’hui, de nombreux mouvements féministes demandent la suppression de la prescription des délits à caractères sexuels, aussi minimes soient-ils. Cette brigade rétroactive peut remonter dans le passé numérique de chacun pour trouver un tweet, un SMS, une blague, une expression déplacée et vous traduire en justice. Internet est un réservoir extraordinaire d’informations susceptibles de faire tomber quelqu’un, et son exploitation en tant qu’archives à délits pourrait être un marqueur de la société de demain.

Et si l’avenir du monde n’était plus entre les mains de la jeunesse – aculturée – mais des vieux ?

Ce serait une belle perspective. La jeune génération rejoue les combats de ses parents soixante-huitards mais en pire, car la plupart de ces combats ont déjà été gagnés et il lui faut trouver de nouveaux ennemis. Elle se mobilise donc sur des sujets de plus en plus dérisoires. Elle ne veut plus guère faire la révolution au sens économico-politique comme les gauchistes des années 60-70 mais une révolution domestique, dans chaque domaine de la vie privée, du sexe et de l’environnement. Tout cela repassé à la moulinette de la lutte des classes. Parce qu’ils savent encore d’où on vient réellement, les vieux pourraient sauver le monde.

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Mars 2022 - Causeur #99

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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