L’historien auteur du fameux « Rapport » qui porte son nom a paru peu enclin à défendre Boualem Sansal après son arrestation par les autorités algériennes. Ce fait est à mettre en parallèle avec son refus obstiné à admettre l’existence d’une judéophobie musulmane en Algérie avant, pendant et après l’indépendance de ce pays. Tribune du cinéaste et essayiste, Jean-Pierre Lledo.
Beaucoup de ceux qui avaient encore quelque estime pour cet historien ont été choqués par ses propos le dimanche 24 novembre sur la chaine publique France 5, suite à l’arrestation de l’écrivain algérien Boualem Sansal dès son arrivée à l’aéroport d’Alger, huit jours plus tôt.
Choqués de constater que sa réprobation de l’arrestation, du bout des lèvres, n’ait été que le prélude obligé à une condamnation sans appel de l’écrivain proférée du haut de son piédestal d’historien, de surcroit avec une joie mauvaise. Choqués donc qu’au moment où les voix de grands intellectuels s’élevaient contre l’arrestation d’un écrivain qui n’était coupable d’aucun acte criminel, l’historien, lui, tirait sur l’ambulance.
A cette triste inconvenance, s’ajoutait une tentative de réfutation des propos de l’écrivain, tout à fait indigne d’un historien qui, s’il se vend habituellement comme « Monsieur Guerre d’Algérie », n’a jamais été un spécialiste de l’histoire ancienne du Maghreb.
Mais qu’avait donc dit Boualem Sansal de si répréhensible ? « Tout le problème vient d’une décision prise par le gouvernement français : quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc, Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara […] la France a décidé comme ça, arbitrairement, de tracer une frontière… ».
Et que répliqua Stora à l’écrivain qui ne pouvait désormais plus lui répondre ?
« C’est l’Émir Abdelkader qui a levé l’étendard contre la France… ! C’est un héros national en Algérie ! L’Emir Abdelkader qui était de Mascara… ! Mais je vais aller plus loin ! [Rires de Stora et du présentateur] C’est que celui qui a inventé le mouvement national algérien, avec d’autres, s’appelle Messali Hadj, il est né à Tlemcen… ! Tlemcen, c’est à la frontière avec le Maroc ! Et c’est lui qui va porter l’idée nationale ! Et on nous dit que ce n’est pas important ? ! »
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L’Emir Abdelkader a levé l’étendard contre la France, certes, mais quel étendard ? Celui de l’Algérie ? Non, elle n’existait pas comme nation. Ou plutôt l’étendard de l’islam et de quelques tribus de l’ouest ? L’Émir ne fut-il pas vaincu précisément parce que sa révolte resta seulement celles des tribus qui appartenaient à sa confrérie religieuse des Qadirya ? « Il se réclamait de la protection du sultan du Maroc, sous laquelle il a cherché refuge avant de reprendre la lutte en 1845 et de se réfugier une dernière fois au Maroc – qui l’obligea à se rendre aux Français – en 1847 », précise un historien moins soucieux d’idéologie, et plus des faits, Guy Pervillé. Enfin, si la Régence ottomane ne put s’emparer que de la partie orientale du Maghreb (Tunis) et de sa partie centrale (Alger), et jamais de sa partie occidentale, n’est-ce pas parce que le Maroc, au travers de toutes les dynasties qui l’ont constitué en royaume, avait déjà une personnalité suffisamment affirmée pour s’affranchir de son joug ?
Quant à Messali Hadj, en quoi viendrait-il contredire Sansal, lui qui devint le chef du premier parti nationaliste, le PPA… en 1933 ? Un siècle après la conquête française ! Et ce alors que la France a déjà annexé des territoires marocains, qui deviendront de la sorte des territoires algériens, sans que la promesse du FLN de redéfinir la frontière avec le Roi du Maroc après l’indépendance de l’Algérie ne soit jamais honorée, source de conflits et d’animosité jusqu’à aujourd’hui, puisqu’à plusieurs reprises les frontières ont été fermées, et les relations diplomatiques rompues. Au fait, l’historien partagerait-il la vision du PPA et de son chef Messali Hadj : « La Nation algérienne, arabe et musulmane, existe depuis le VIIème siècle » (selon le mémorandum présenté à l’ONU à la fin de 1948) ?
Et c’est sans doute parce que Stora est quand même conscient de sa faiblesse argumentative, qu’il n’hésite pas à franchir le pas de l’histoire vers l’affect : « Imaginez ce que ça représente pour les Algériens ! Ça blesse le sentiment national ! »Mais de quelle autorité, de quels travaux peut-il se prévaloir, pour se poser en spécialiste de la psyché algérienne ? Serait-il devenu l’avocat du pouvoir algérien, son ambassadeur ?
Question tout à fait légitime de mon point de vue qui ai eu plusieurs fois maille à partir avec cet historien.
Algérie, histoires à ne pas dire
Ce film qui montrait que la guerre de libération fut aussi une guerre d’épuration des populations non-musulmanes, fut interdit par les autorités algériennes dès que je le terminai, en juin 2007. Sorti en France en février 2008, Le Monde lui consacra sa 3ème de page. La critique cinématographique de Thomas Sotinel étant élogieuse, la journaliste politique Florence Beaugé se chargea de la contrecarrer sur le plan historique. Et face à Mohammed Harbi, que j’avais invité à voir le film, qui déclare honnêtement : « le principal mérite de ce documentaire est de jeter un pavé dans la mare et d’inciter les Algériens à accepter de se regarder, même si le miroir qu’on leur présente est déformant », les deux autres, Djerbal et Stora, « regrettent que les témoignages présentés par Lledo soient sortis de tout contexte »… Ah, ce « contexte », régulièrement convoqué pour atténuer la barbarie ! Le 7 octobre 2023, le Hamas se comporta de manière barbare… ? « Oui, mais… le contexte ! » Dans cet article, la journaliste ne trouvera rien de plus précis à leur faire dire. Et pour cause ! Ni l’un ni l’autre n’avaient vu le film ! J’avais organisé 3 projections (privées), en juillet à Alger où j’avais invité Harbi de passage, et Djerbal ne vint pas, et une générale en février 2008 à Paris où j’avais réinvité Harbi, mais pas Stora.
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Et si Stora s’est senti obligé de dire son désaccord avec l’arrestation de Sansal, dans mon cas, il ne s’éleva même pas contre la censure du film en Algérie. Et ce, pour la simple raison que la quête des personnages principaux, tous quatre Algériens musulmans, qui montre que l’épuration des non-musulmans est, durant toute la durée de la guerre d’Algérie, une stratégie concertée du FLN-ALN dès le début de la guerre, et non l’effet d’une cascade d’événements, va à l’encontre du méta-discours qu’il tient avec constance sur l’Algérie depuis ses débuts d’historien.
Le 5 juillet 1962 à Oran
En ce jour-là qui devait commémorer officiellement l’indépendance, suite aux résultats du référendum, eut lieu la plus grande tuerie de toute la guerre d’Algérie. L’historien Jean-Jacques Jordi, après plusieurs années de recherche dans les seules archives françaises, a réussi à identifier plus de 700 victimes assassinées ou disparues (quelques Arabes, une majorité de chrétiens, et une centaine de Juifs). Lorsque les archives algériennes seront ouvertes, ce nombre pourra être multiplié par deux ou trois.
En 2013, je fis la description de cette terrible journée à propos de laquelle j’avais récolté des dizaines de témoignages d’Oranais de toutes origines, y compris familiaux, dans un article publié en deux parties par le Huffington Post qui s’attira une réponse de Stora contresignée par une dizaine d’universitaires et politiciens algériens qui n’avaient jamais écrit une seule ligne sur cette tragédie.
Celui qui n’a jamais cru bon de consacrer un livre à l’évènement le plus meurtrier de toute la guerre, me répondit sans jamais évoquer mon film interdit en Algérie, dont la quatrième partie est entièrement consacré à cet événement du 5 Juillet 1962. Notons que ce film n’a jamais été diffusé par une télévision en France, alors que Stora, qui n’est pas cinéaste, a bénéficié de ce privilège à de multiples reprises.
Mensonge direct ou par omission, diffamation, occultation, amalgame, fausse accusation, déduction abusive, tout cela en deux pages, sa réponse vise surtout à dénier que l’évènement ait pu être organisé en haut lieu… « Il ne faut pas non plus en venir à mettre en cause de manière globale et simpliste les indépendantistes algériens, ni négliger les nombreux témoignages qui relatent des faits de délinquance pure, commis dans un moment d’anarchie… ». Mais y a-t-il jamais eu un pogrom « spontané » ? La justice des Pays Bas ne vient-elle pas de déclarer que celui récent d’Amsterdam avait été concerté, technologie oblige, par WhatsApp ? La tuerie qui advint le 5 juillet 62, simultanément à la même heure (entre 11h et midi) dans tous les quartiers d’Oran, chrétiens et juifs, n’en est-il pas la meilleure preuve ?
Mon film ne visait pas à se substituer au travail des historiens (véritables), mais à révéler des facettes de la guerre d’Algérie occultée par l’historiographie algérienne, qui sont absolument taboues. Pourtant, Stora m’accusait : « d’écrire une histoire hémiplégique qui ne s’intéresse qu’à une seule catégorie de victimes ». On voit bien aujourd’hui avec Sansal ce qu’il en coûte d’aller à l’encontre des narratifs historiques du pouvoir.
Mais qui est « hémiplégique » ?
Le Rapport Stora de janvier 2021
L’Algérie n’ayant pas donné suite au projet d’un Rapport rédigé par une commission mixte d’historiens algériens et français, le président Macron commanda à Stora un rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Publié en son nom propre, l’objectif déclaré est de contribuer à une réconciliation franco-algérienne en apaisant les mémoires. Le résultat, fut un ratage complet, le pouvoir algérien considérant que les concessions françaises n’étaient pas suffisantes. Et pourtant à combien de courbettes ce rapport ne s’était-il pas complu !
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Lorsque des « massacres » y sont évoqués, il ne s’agit que de ceux dont ont été victimes les « Algériens ». Stora ignorerait-il que dans la région de Sétif en mai 1945, puis dans le Constantinois le 20 août 1955, ce sont les nationalistes musulmans qui déclenchèrent des insurrections dont la cible, au faciès, furent les non-musulmans, n’épargnant même pas les communistes, pourtant partisans de l’indépendance ? Quant aux massacres des Harkis, ce ne seraient que des « représailles », ce qui est reprendre à son compte le narratif scandaleux de l’État algérien les criminalisant.
Stora propose de commémorer des dates symboliques. Par exemple la répression de la manifestation FLN à Paris du 17 octobre 1961. Mais pourquoi pas aussi le massacre du 26 mars 1962 commis par l’armée française, fauchant en quelques minutes, à la mitrailleuse, près de 80 civils Pieds-Noirs sans armes ?
Il propose de reconnaître l’assassinat de l’avocat et militant politique Ali Boumendjel. Mais pourquoi pas aussi l’assassinat du chantre juif de la musique andalouse Raymond Leyris, assassiné le 22 juin 1961 à Constantine, à ce jour non revendiqué par le FLN ? Musique « judéo-amazigho-arabo-andalouse », et non pas seulement « arabo-andalouse », rectifie Mr Stora qui est resté muet lorsque Khalida Toumi, quatre fois ministre de la Culture dans les gouvernements Bouteflika, déclara s’être donnée pour objectif de « déjudaïser la musique arabo-andalouse » ![1]
Et le Panthéon ? Oui, mais pas pour Gisèle Halimi, originaire de Tunisie, qui hormis son métier d’avocate, se positionna comme une militante anti-harki et anti-pied-noir. Pourquoi pas plutôt l’écrivain Jean Pélégri, publié par Gallimard, dont toute l’œuvre est marquée par l’idée de la complémentarité mémorielle entre l’Arabe et le Pied-Noir, ainsi que par les drames des injustices coloniales, puis algériennes ?
Stora attribue au cinéma la vertu d’être un « formidable catalyseur de mémoire ». Bien sûr, mais pourquoi taire l’omnipotence de la censure en Algérie ? Et au-delà du cinéma et de la littérature, l’exemple du chanteur Enrico Macias, interdit d’antenne et de scène dans son pays natal depuis 60 ans, alors qu’il est adulé par les Algériens !
Alors qui est « hémiplégique » ?
Colloque sur les Juifs d’Algérie – Jérusalem – 24 au 26 Septembre 2024
Ce colloque, ouvert au public, qui s’est tenu en Zoom, avaient réuni des universitaires israéliens et français. Les questions soulevées par les intervenants étaient intéressantes. Sauf qu’il en manquait une et de taille : celle de la judéophobie musulmane avant, durant, et après l’indépendance. Ayant eu à examiner les relations judéo-musulmanes dans divers ouvrages et conférences, Stora était l’un des invités.
Dès la fin de son exposé, la parole me fut accordée et je posai deux questions, l’une aux organisateurs et la suivante à Stora :
- Comment se fait-il que dans un tel Colloque sur les « Juifs d’Algérie », il n’y ait pas une seule intervention sur la judéophobie musulmane, laquelle a été une réalité historique et est toujours une question d’actualité ?[2]
- Mr Stora, pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous avez constamment cherché à atténuer cette réalité ? Et pour ne prendre qu’un exemple, prenons celui du livre, commandité par l’Europe, que vous avez dirigé avec le Tunisien Abdelwaheb Meddeb Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours, dédié à la conviviencia judéo-musulmane. L’un des articles écrits par l’un de vos amis constantinois, Abdelmajid Merdaci, fait les louanges de Raymond Leyris (il chantait en arabe, il y avait des Arabes dans son orchestre, etc.), sauf… qu’il occulte le fait que le musicien juif ait été… assassiné par le FLN, le 22 juin 1961.
Ne me laissant pas finir, Stora se mit à crier : « C’est faux ! ». Je pus lui répondre que c’était le témoignage de Jacques Leyris, le fils de Raymond. Menaçant de s’en aller, Stora continua son cirque, et les organisateurs coupèrent mon micro.
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Si j’avais pu poursuivre, j’aurais demandé aussi à Stora pourquoi dans le livre précité, il avait expurgé de la bibliographie les noms d’universitaires qui eux, n’avaient pas occulté dans leurs œuvres la judéophobie musulmane en Algérie, ces éminents chercheurs que sont Shmuel Trigano, Georges Bensoussan, Paul Fenton, et David Littman. Étrange coïncidence : ces mêmes universitaires n’avaient pas été invités à ce Colloque (à part Littman, décédé).
Conclusions
J’arrêterai là la liste loin d’être exhaustive de mes griefs. Ceux ici invoqués sont suffisants pour que l’on puisse se persuader que le coup de poignard dans le dos asséné à un écrivain jeté en prison n’était pas un lapsus. C’était plutôt la continuation en droite ligne de sa tentative d’exonérer de ses crimes le nationalisme algérien, et de sa vision irénique des relations judéo-arabes.
Pourtant si les chefs nationalistes masquèrent leur projet d’épuration ethnique durant la guerre d’Algérie, ils ne le dissimulèrent plus, l’indépendance acquise. Ainsi l’un des négociateurs des Accords d’Évian, qui fut un Premier ministre anti-intégriste durant la décennie noire, le « moderniste » Réda Malek : « Heureusement, le caractère sacré arabo-musulman de la nation algérienne était sauvegardé ».[3] Ou bien Ben Khedda, le président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), 1961-1962 : « En refusant notamment la nationalité algérienne automatique pour un million d’Européens, nous avions prévenu le danger d’une Algérie bicéphale ».[4]
Benjamin qui, la retraite venue, semble découvrir sa judéité, aura-t-il le courage d’un Nathan Weinstock, lequel après avoir écrit deux ouvrages dans les années 70 qui devinrent la Bible des Falestiniens, osa remettre en cause ses convictions ébranlées par la réalité d’un terrorisme falestinien dont le but était et demeure la destruction d’Israël et des Juifs ? Osera-t-il à son tour écrire une histoire de la judéophobie musulmane en Algérie, aujourd’hui dissimulée en israélophobie ?
Je l’espère, sinon s’il s’entête à vouloir plaire aux uns et à ne pas déplaire aux autres, il lui faudra assumer l’inconfort d’être en alternance l’historien officiel de la repentance française, et à ses heures perdues, un ambassadeur plénipotentiaire.
De la France ou de l’Algérie ? On ne sait trop…
Ah, j’oubliais… Comme à la bonne époque de votre trotskysme, vous vous êtes infiltré dans le Comité de soutien à Sansal. Quel culot ! Auriez-vous l’obligeance de vous en retirer ? Merci.
[1] Propos tenus le 10 février 2008 dans le quotidien algérien arabophone, de tendance islamique, Ech Chourouq.
[2] Voir J.-P. Lledo, « La judéophobie musulmane en Algérie avant, pendant, et après la période française » in Juifs d’Algérie, dirigé par Joëlle Allouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian (PUF, 2015).
[3] Réda Malek, Accords d’Évian (Seuil, 1990).
[4] Ben Khedda, La fin de la guerre d’Algérie (Casbah Ed., Alger, 1998).
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