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Ben Laden Airways


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Sur le 11 septembre, cela fait des années qu’une question me tarabuste.
Elle ne porte pas sur la cible des djihadistes, si bien choisie qu’elle parle d’elle-même. À travers les Twins, c’est l’Occident jouisseur qu’on a voulu punir : cette évidence fait consensus d’Oussama jusqu’à Oriana, on ne va donc pas épiloguer. Non, ce qui me turlupine a quelque chose à voir avec l’arme utilisée. Ce qui me mène à une autre question. Dis, comment c’était, déjà, l’avion, avant le 11 septembre ?

Dans les années 80 et 90, comme des dizaines de millions d’occidentaux de la classe moyenne, j’avais pris l’habitude d’utiliser l’avion comme mes parents ou mes grands-parents prenaient le train. On achetait son billet pour une bouchée de pain, on arrivait à l’aéroport un quart d’heure avant le départ, et si par malheur, on était vraiment en retard, la compagnie aérienne vous inscrivait d’office sur le vol suivant. Quant aux visas et autres formalités, ce n’était plus qu’un mauvais souvenir pour la plupart des destinations motivantes. Et même, s’il s’agissait d’un vol intérieur, on ne vous demandait carrément pas de pièce d’identité, c’était même un jeu d’enfant de voyager vers Nice ou Biarritz avec un billet émis au nom d’une tierce personne, j’ai moi-même abondamment profité du tarif étudiant bien au-delà de la limite légale, avec pour seule sanction le regard amusé de l’hôtesse au sol d’Air Inter.

Vu d’aujourd’hui, ce passé récent a un goût de science-fiction : les attentats du 11 septembre ont entraîné ce qu’il faut bien appeler une régression. Thanks to Ben Laden, prendre l’avion aujourd’hui est devenu plus long, plus cher et infiniment plus contraignant, je ne vous referai pas le film. Et à mes yeux, il ne s’agit absolument pas d’un dégât collatéral. Comme tous les modernes, Ben Laden est épris de rationalisation. Son cursus universitaire (Economics and business administration) montre qu’il a intégré les fondamentaux de la macroéconomie avant même ceux du salafisme, auquel il s’intéresse plus tardivement. L’alliance des deux s’est révélée explosive.

En choisissant de rendre plus difficile le transport aérien, Ben Laden frappait très durement l’Occident au portefeuille. Les coûts de sécurisation du trafic ont cessé depuis longtemps d’être marginaux[1. Selon un rapport du cabinet de conseil américain Frost&Sullivan, la valeur du seul marché européen de sécurisation aéroportuaire s’est élevée en 2005 à 2 milliards d’euros et devrait quadrupler à l’horizon 2010. L’essentiel de la croissance du marché se concentre dans les domaines de l’identification biométrique et de la détection d’explosifs.] et ils augmentent chaque année. Quant aux dizaines de millions d’heures perdues quotidiennement par les voyageurs, j’ignore si un statisticien fou s’est amusé à les quantifier en dollars, auquel cas on doit s’approcher d’un chiffre à proprement parler sidéral. Mais l’essentiel n’est pas là, pas plus qu’il ne tient au coût financier de la destruction des tours jumelles.

C’est faire insulte à l’intelligence de Ben Laden que de penser qu’il n’avait pas, aussi, dans sa ligne de mire cette cochonnerie qu’est la libre circulation des êtres humains. Celle-ci, au même titre que celle des idées, a toujours été le cauchemar des totalitaires : ce n’était pas vraiment facile d’obtenir un visa de tourisme dans les pays du socialisme réel… Nombre de régimes autoritaires de l’après-guerre (URSS, Afrique du Sud) avaient même instauré des passeports intérieurs. Pour être encore plus clair, au crime de « guerre psychologique » de Manhattan, OBL a voulu adjoindre une guérilla psychologique permanente. Et, aussi déplaisant que cela soit, je crois qu’il a gagné. En réussissant à pourrir la vie de tout voyageur.

Trois mille morts le 11 septembre, et depuis, à chaque heure du jour, 365 jours par an, des millions de voyageurs enquiquinés, fouillés, agacés bref, humiliés : autant de piqûres de rappel destinées à nous remémorer qui vraiment est le plus fort. A ce titre, une vidéo très populaire sur le net, où l’on voit, au portail magnétique d’un aéroport, un voyageur sommé par un vigile d’ôter sa ceinture et qui perd son pantalon en dit très long. Je pense que quelque part dans les grottes du Nord Pakistan, on se repasse en boucle ces images de l’Occident au froc baissé.

On pourra émettre l’hypothèse – et seulement l’hypothèse – que cette détestation de la libre circulation concorde avec les intérêts des branches les plus indigentes et caporalistes du capitalisme mondialisé. Celles qui rêvent d’innovation zéro, de rationalisation forcenée des flux et stocks ou de consommateurs totalement captifs bref, de soviétisation libérale et donc, par exemple, d’avions, d’hôtels de parcs d’attractions ou de sex centersremplis six mois à l’avance. Toutes choses que permettrait une généralisation radicale du voyage organisé. Et que dérange ce qui reste de libre circulation bordélique.

Qu’il soit djihadiste ou corporate le rationaliste moderne déteste le flâneur, il veut lui couper les ailes. Il rêve d’un monde logique et ordonné donc d’avions pleins de touristes chinois, de commerciaux, de pèlerins ou de migrants.

Le 11 septembre ne nous a pas tués, mais il ne nous a pas rendus plus forts. Nous voyageons et voyagerons encore, mais, sauf victoire contre la Bête, toujours moins vite et toujours plus mal. Nous sommes vivants, mais perclus d’arthrose.

Septembre 2009 · N°15

Article extrait du Magazine Causeur



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