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Belmondo et Charles Péguy


Belmondo et Charles Péguy
Jean-Paul Belmondo "Le Magnifique," de Philippe de Broca. 1973 © NANA PRODUCTIONS/SIPA Numéro de reportage : 01036921_000021

Retour sur des mondes disparus


Bébel et Péguy : étrange alliage, me direz-vous. Au contraire. Quand je pense Belmondo, je pense à ces films des années 70 où il était au sommet de son art. Moi qui suis né au début des années 80, j’ai raté de peu la France des années 70 qui, de l’avis de ceux qui en étaient, a été le dernier moment français à peu près vivable et respirable, avant le déferlement des maux qui aujourd’hui nous pourrissent la vie.

Dans les années 80, j’étais trop jeune pour entrer dans les bistrots mais je passais devant et j’entendais les verres clinquer sur le comptoir, les rires joviaux, amicaux, robustes et fraternels de ces personnages qui presque toujours portaient la moustache et le béret. Je voyais les cendriers sur les tables et les Gitane qui s’y consumaient. Le patron avait toujours sa cigarette entre les lèvres, bien-sûr il avait de l’embonpoint et il dégageait ce je-ne-sais-quoi de populaire qui le faisait ressembler à mes oncles lorrains, tous ouvriers, métallurgistes, anciens mineurs. Je regardais cette société vivre sa vie depuis l’autre côté de la vitrine et je sentais que ces gens et moi appartenions à la même classe populaire. Chacun de ces gars aurait pu être mon oncle ou mon grand-père. Ils étaient en quelque sorte mes frères.

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Flipper, CX et baby-foot

Dans la rue, il y avait ces voitures caractéristiques de l’époque, les vieilles Citroën CX, les Peugeot 604, les Renault 4, 12, 14, etc., les Simca, la plupart achetées dans les années 70. Elles ont toutes disparues de la circulation aujourd’hui. Ces bistrots, ces bérets, ces voitures, ces bruits de «baby-foot» ont débordé un peu sur les années 90. J’avais grandi. Je n’avais toujours pas l’âge de m’asseoir au comptoir ni d’allumer une Gitane (d’ailleurs je n’en voulais pas), mais mon grand-frère m’avait ouvert la porte de ces sortes de temples de la vie populaire pour me permettre de toucher, enfin, les boutons d’un Flipper et les poignées d’un baby-foot. Je me souviens encore parfaitement, comme si c’était hier, de l’emplacement de chaque table, de chaque chaise, de la couleur du carrelage et du moindre cadre sur chacun des murs. Je me souviens de l’odeur du tabac, des anciens qui dépliaient d’immenses feuilles de journaux et de leurs ballons de rouge sur la table. Et des éclats de rire, et des roublardises de certains, et des grivoiseries de quelques autres.

En quelques années, la débâcle

Puis ce monde a disparu. Mais je le retrouve dans les films de Belmondo. Récemment encore, je regardais Le professionnel et tout dans le décor de ce film me rappelle cette France des années 70 qu’enfant je touchais du doigt, dont j’ai vu les dernières manifestations et à la mort de laquelle j’ai assisté. J’ai vu cette France venir mourir dans un dernier souffle quelque part entre la fin des années 80 et le début des années 90.

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Inévitablement, je repense à ces mots bouleversants que Charles Péguy écrivait en 1913 dans L’argent : « On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. On peut même dire qu’il en a participé entièrement, car l’ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.»

J’ai été un enfant élevé dans la Lorraine des années 80 et j’ai littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court. Les films de Belmondo sont, pour cette génération arrivée un peu trop tard, notre faubourg orléanais à nous. Je n’ai pas besoin de faire une critique strictement technique et cinématographique des films de Belmondo, d’autres le feront mieux. J’ai seulement besoin de les regarder pour comprendre d’où je viens et ce que la mort de ce géant nous prend, à savoir un fragment de ce que nous sommes.

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