Dans sa biographie croisée de Maurice Druon et de Joseph Kessel, Dominique Bona restitue le panache de deux héros, deux lions pétris de littérature et façonnés par la guerre. Flamboyants, l’oncle et le neveu n’ont cessé de défendre, du maquis à l’Académie, la grandeur de la France.
« France est le plus beau mot de l’univers »
Joseph Kessel
On n’en parle jamais, du physique des écrivains – de leur gueule : certains en ont, et c’est un destin ; d’autres, moins, et c’est peut-être aussi, parfois, un destin. Prenez Joseph Kessel (1898-1979) et Maurice Druon (1918-2009), l’oncle et le neveu : c’est peu dire qu’ils en avaient, de la gueule – et qu’elle disait déjà beaucoup. Leurs œuvres respectives n’ont fait qu’entériner, transcrire un visage qui était une voix. Cela a l’air négligeable, superficiel, mais tout le monde sait que cela ne l’est pas – tant pis pour la justice immanente. On pourrait, par clémence, pour amortir le choc de la révélation, ajouter « hélas » ? Si vous voulez.
Imagine-t-on vraiment que l’œuvre de Drieu ne ressemble pas (et réciproquement) à la moue boudeuse qu’il arbore sur la fameuse photo que tout le monde connaît, assis en costume trois-pièces : tout y est et a joué son rôle dans la « légende Drieu » – le dandysme, l’élégance, le dégoût, la mélancolie, le charme aussi. Pareil pour Baudelaire par Nadar, ou Sagan jeune et pieds nus, voire Scott Fitzgerald et Zelda qui esquissent un pas de danse. Je n’évoque pas Modiano et Le Clézio : tout le monde a compris.
Mais il est interdit de le mentionner, d’en parler : c’est inaudible, « discriminant », « comme ils di-i-i-i-sent » (Charles Aznavour). On ne parle pas non plus de la bêtise, me direz-vous. C’est vrai – et c’est un tort, puisque avec sa capacité contemporaine à se répandre dans les grandes largeurs, elle discrimine peu et fait beaucoup pour le « vivre ensemble » : elle rassemble, elle « fait société », « comme ils di-i-i-i-sent » (Charles Aznavour). Passons et revenons à nos héros, puisque ce sont des héros.
Kessel et Druon donc. Deux gueules qui manifestaient la flamboyance, la démesure et le courage. Kessel, « le slave », né de parents juifs lithuaniens en Argentine : générosité, puissance, santé, absence de conventions, sens de l’amitié, ça se voit. Druon, « l’aristocrate », né à Paris, lauréat du concours général (1936), École libre des sciences politiques et officier de cavalerie (Saumur), préfacier du Silence de la mer de Vercors : superbe, panache, vanité, allure et ton à la Guitry, souffle (quand même, Les Grandes Familles, Les Rois maudits – nous y reviendrons –, ce n’est pas rien) : pareil, ça se voit. Les apparences, en dépit de Rimbaud le voyant, disent le plus souvent la vérité. Il faut rétablir les clichés, les images d’Épinal qui ont tant fait penser, tant fait pour la pensée.
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Mais on peut compléter le bouquet, revenir à la chronologie, au cursus honorum (assez répertorié cependant) de l’un et de l’autre, qui les conduira tous deux à l’Académie française (ils y siégeront même ensemble – de 1966, élection de Druon, à 1979, mort de Kessel).
À cet égard, la biographie croisée au casting éblouissant que leur consacre Dominique Bona est bienvenue. Elle était risquée aussi, après le monument d’Yves Courrière, Joseph Kessel ou Sur la piste du lion – tant il semblait difficile de faire du neuf à son propos. Mais ce n’était pas le but : Bona récapitule leurs deux vies et y ajoute un troisième rôle touchant et éminent, la chanteuse, comédienne, grande résistante, longtemps maîtresse de Kessel, Germaine Sablon (sœur de Jean).
Elle dit l’écho de la vie de l’un dans celle de l’autre (et retour), voire leur caractère indissociable en de nombreuses occurrences. Elle restitue leur proximité, leur complicité, leur connivence de toujours, leur absence de jalousie (de l’un à l’encontre de l’autre). Bona insiste sur quelques moments-clés.
Leur départ, tous les trois, en décembre 1942, de l’Espagne vers Londres et la France libre : Sablon, héroïne modeste alors qu’elle fut avant-guerre aussi célèbre que Mistinguett ou Joséphine Baker, s’engage dans la Résistance avant Kessel et Druon.
L’écriture du Chant des partisans, l’hymne fédérateur de la France libre, en mai 1943, dans un petit hôtel de la campagne anglaise, tandis qu’Anna Marly, d’origine russe, compose la musique et que Germaine Sablon, sa première interprète, l’enregistre pour la BBC.
Les relations quasi filiales (voire fraternelles) de Druon avec Kessel : ils ont en partage Lazare Kessel, frère cadet de Joseph, suicidé en 1920 à 21 ans (après avoir été premier prix du Conservatoire dramatique de Paris, pensionnaire de la Comédie-Française), père naturel de Druon – qu’il ne reconnaîtra pas. C’est le notaire René Druon, « homme noble, loyal, droit » (M. Druon), deuxième mari de sa mère, qui adoptera l’enfant de 7 ans et lui donnera son nom.
Leurs différences existent. Kessel, « Tolstoïevski » (M. Druon) est un tendre, pour qui les idées et la politique ne sont presque rien, et les individus, presque tout – l’alcool, les femmes, les voyages-reportages (en particulier Palestine-Israël, Syrie, Afghanistan, États-Unis) sont ses adjuvants préférés.
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Druon est un naturaliste, peintre pessimiste et ironique de la société et de la nature humaine. Leurs œuvres respectives se ressentent de ces différences. Kessel obtient le Grand Prix de l’Académie française en 1927 pour Les Captifs ; et Belle de jour (1928) est adapté par Luis Buñuel. Druon reçoit le prix Goncourt pour Les Grandes Familles (1948, adapté en 1958 par Denys de la Patellière, scénario et dialogues de Michel Audiard, avec Gabin, Brasseur, Blier – feu d’artifice) et inspire Game of Thrones cinquante ans après avoir écrit Les Rois maudits (1955-1977, sept tomes, avec son écurie de « documentalistes », dont Edmonde Charles-Roux, un temps sa maîtresse, et Matthieu Galey).
Etc. : On renvoie au roboratif travail de Dominique Bona. Sans omettre de signaler l’épatant Dictionnaire égoïste du panache français que publie François Cérésa, ami de Druon pendant les dix dernières années : Druon et Kessel y ont droit à deux portraits inspirés, voire tremblés, parmi 52 autres irréguliers (Gary, Clemenceau, Rabelais, Darien, Philippe Auguste, Athos, Feydeau, Jean Moulin, etc.) que réunit, seul et suffisant, le mot de Cyrano.
À lire
Dominique Bona, Les Partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille, Gallimard, 2023.
François Cérésa, Dictionnaire égoïste du panache français, Le Cherche Midi, 2023.
Joseph Kessel, Reportages aux États-Unis, 1933-1936-1948-1959-1960 (préf. Étienne de Montety, Arthaud, 2023.
Yves Courrière, Joseph Kessel ou Sur la piste du lion (1985), « L’Abeille », Plon, 2023.
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