Pour comprendre pourquoi la crise gouvernementale belge dure depuis si longtemps (on vient de passer une année de vaines négociations), il ne suffit pas de se plonger dans les analyses convenues des politologues francophones d’outre Quiévrain. Ces honorables universitaires sont incollables sur les subtilités byzantines du fédéralisme belge, ils vous décortiquent la question de BHV[1. L‘arrondissement électoral Bruxelles-Halle-Vilvorde, dit BHV est le seul en Belgique, à rassembler des communes flamandes et francophones. Cela permet aux francophones résidant au-delà de la frontière linguistique de voter pour des partis de leur communauté. Les Flamands exigent aujourd’hui sa scission] avec la virtuosité d’un naturaliste disséquant une grenouille guatémaltèque, mais ils sont dans l’incapacité de percevoir que leur objet d’étude est en train de leur échapper. Cette crise, nous disent-ils, est certes un peu plus délicate à gérer que les précédentes, mais au bout du compte elle débouchera sur un de ces fameux compromis qui permettra au royaume de poursuivre, cahin-caha, le parcours entamé en 1830.
Pour eux, l’impossibilité de la disparition de la Belgique de la carte de l’Europe est un axiome de base, un présupposé ontologique. Les forces centrifuges qui la travaillent depuis un demi-siècle ne parviendraient pas, à vue humaine, à briser le cadre qui assure la pérennité de son existence. De sondages en sondages, remarquent-ils, les Belges, des deux côtés de la frontière linguistique, expriment leur refus de la scission du royaume.
Cette constatation est parfaitement vérifiable dans la partie francophone du pays (Wallonie et Bruxelles): à l’exception de la toute petite cohorte des « rattachistes », partisans d’une intégration dans la République française, l’opinion manifeste son attachement à la pérennité du royaume et de la dynastie qui l’incarne. En conséquence, nos amis belges pratiquant la langue de Grevisse apportent leurs suffrages à des partis non pas en fonction de la question « nationale », mais selon des critères politiques classiques: droite, gauche, centre, écologie. Néanmoins, l’emprise culturelle de la France est manifeste: les médias francophones accordent plus d’importance à la primaire socialiste, ou à la succession de Zemmour et Naulleau chez Ruquier, qu’aux péripéties de l’interminable négociation pour la formation du gouvernement fédéral. Ce qui se passe en Flandre les indiffère totalement, pour autant que cela n’interfère pas dans leur vie quotidienne.
Bart de Wever, nationaliste flamand sans complexes
La situation en Flandre est plus complexe : toujours selon les sondages, les Flamands ne souhaitent pas majoritairement divorcer de leurs concitoyens francophones, mais ils sont de plus en plus nombreux à accorder leurs suffrages à des partis qui souhaitent ouvertement la scission du pays. Aux élections du 13 juin 2010, ces partis (Nouvelle Alliance Flamande, Liste Dedecker, Vlaams Belang) obtiennent plus de 47% des suffrages, alors que les partis traditionnels (Démocrates-Chrétiens, Libéraux, socialistes, écologistes), qui rassemblaient il y a dix ans 75% des votes voient leur influence se réduire lentement mais sûrement. Cette situation pose un problème aux politologues : comment évaluer la vraie position de la majorité des Flamands ? Disent-ils la vérité lorsqu’ils répondent aux instituts de sondages ou lorsqu’ils glissent un bulletin dans l’urne ? La réponse à cette question ne se trouve pas dans les colloques consacrés à cette question à l’université de Louvain ou à l’ULB de Bruxelles. Elle se déduit de l’évolution des « vieux » partis flamands.
Ces derniers durcissent de plus en plus leur ligne « communautaire » et s’alignent sur les positions les plus intransigeantes de celui qui est désormais le chef d’orchestre incontesté du concert politique flamand, Bart de Wever, président de la Nouvelle Alliance Flamande, grand vainqueur de élections de juin 2010, avec 30 % des suffrages en Flandre.
Doté d’un physique rondouillard de buveur de bière breughelien, Bart De Wever, 40 ans, est peut-être le personnage politique le plus radicalement nouveau apparu depuis longtemps dans nos vieilles démocratie. Il échappe à toutes les catégories élaborées par les politologues de notre continent. C’est un nationaliste flamand: il revendique cette étiquette sans complexe et ne cherche pas à l’édulcorer par des discours fumeux sur l’autonomie du culturel vis-à-vis du politique. Pour lui la question flamande est politique de part en part, et ne souffre pas de se voir découpée en rondelles pour devenir plus digeste par les délicats estomacs belges francophones. La différence de substrat culturel entre les deux composantes principales du royaume produit un « clash » de civilisation, certes non-violent, mais permanent et irréductible, qu’il est vain de vouloir effacer par un marchandage politicien après chaque élection législative.
La Wallonie est structurellement de gauche, la Flandre de droite. Les Francophones sont majoritairement royalistes, la plupart des Flamands sont indifférents, voire hostiles à ces rejetons des Saxe-Cobourg qui les ont si longtemps méprisés. La Révolution française, l’héritage des Lumières font partie de l’ADN politique et culturel des Francophones ? Bart de Wever se revendique d’une filiation intellectuelle antagoniste, celle du philosophe anglo-irlandais Edmund Burke[2. Edmund Burke (1729-1797) Philosophe et homme politique anglo-irlandais, favorable à l’indépendance des Etats-Unis, mais farouche adversaire des idées de la révolution française; Il est considéré comme l’inspirateur lointain des conservateurs et néo-conservateurs anglo-saxons], et, plus près de nous, de l’essayiste britannique Theodore Darlymple, deux conservateurs dotés d’un solide pessimisme sur la nature humaine.
Jusque-là, la cuisine politique belge se mijotait avec des ingrédients plutôt rustiques, le partage des fromages jouant un rôle notablement plus important que la confrontation des idées et des projets. Bart de Wever ne joue plus. Il sait où il veut aller, à l’avènement de l’Etat-nation flamand au sein de l’Europe et il est persuadé qu’il va y arriver. Mais il sait aussi, en bon disciple de Burke, qu’à vouloir accélérer le mouvement de l’Histoire on court le risque de tout perdre.
C’est pourquoi il s’est attaché, avec succès, à changer le paradigme qui permettait jusque là le fonctionnement de la machine étatique belge. Les Francophones acceptaient que le Premier ministre soit issu du groupe linguistique le plus nombreux (les Flamands), et obtenaient en échange des avantages sonnants et trébuchants sous forme de transferts d’argent de la riche Flandre vers la Wallonie en crise au nom de la « solidarité interpersonnelle » de tous les Belges. Après chaque élection législative, les Francophones faisaient l’aumône aux Flamands d’un supplément de « régionalisation » relatif à des compétences mineures, pour que les dirigeants des partis néerlandophones puissent bomber le torse devant leurs électeurs.
Bart de Wever a renversé la table. Le poste de Premier ministre fédéral, qui lui revenait dans la configuration antérieure, ne l’intéresse absolument pas. « Tu souhaites la continuation de la Belgique fédérale, dit-il en substance à son principal interlocuteur francophone, le socialiste wallon Elio Di Rupo ? Eh bien d’accord, deviens Premier ministre et on verra ce que cela donne ! » Ce faisant, il place les Francophones dans une situation impossible: le prix fixé par De Wever pour soutenir un tel gouvernement évoque celui demandé par Méphisto au Dr Faust. Ainsi, il fait adopter par tous les partis flamands, y compris les socialistes, un projet visant à reculer l’âge de la retraite. Les Wallons n’en veulent pas ? Pas de problème, mais laissez nous le faire en Flandre ! S’il veut devenir Premier ministre, Elio Di Rupo devra aussi avaler l’énorme couleuvre de l’abandon des Francophones de la périphérie bruxelloise, qui ne sauront plus autorisés à voter pour des partis de leur communauté linguistique. Bart de Wever ne sollicite rien pour lui-même, et n’ambitionne, dans l’immédiat que de conquérir la municipalité d’Anvers en octobre 2012.
En l’absence de gouvernement fédéral la Belgique peut continuer à fonctionner sans drame majeur dans une Europe secouée par la crise de l’euro. Bart n’est pas pressé, il sait que les forces souterraines de l’Histoire travaillent pour lui et que tôt pu tard il aura la gloire d’être le père fondateur d’une nation flamande dotée de tous les attributs de la souveraineté. La Belgique se sera alors, selon son expression « évaporée », comme une méduse échouée trop longtemps sur la plage d’Ostende.
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