Il existe deux sortes de littérature, la chasse gardée des professeurs, un territoire où l’érudition a pris le pouvoir et puis l’autre, la vagabonde, celle qui ne s’apprend pas sur les bancs de l’école. Une littérature réfractaire, marginale, insoumise qui préfère les chemins de traverse aux autoroutes de la pensée. On plaint ceux qui n’ont lu, de toute leur vie, que des livres à concours. Ces certificats de bonne conduite qui servent juste à passer en classe supérieure.
Tout bon élève qu’il fut, Frédéric Beigbeder a toujours aimé lire dangereusement. De son enfance bourgeoise, il a gardé le goût de l’interdit et cette pointe de snobisme, signe d’une inguérissable nostalgie. Le meilleur CV pour renifler la littérature dite de qualité. Quel écrivain français a l’audace en 2015 de citer Paul-Jean Toulet, Frédéric Berthet, Michel Mohrt, Albert Cossery ou Bernard Frank sans passer pour un esthète décadent ? Ce garçon est un désaxé assurément, il vénère les stylistes dans une époque qui couronne une écriture anémiée.
Dans « Conversations d’un enfant du siècle » aux Editions Grasset, il nous fait partager quelques rencontres du troisième type, avec des écrivains vraiment hors catégorie (Sollers, Schuhl, Matzneff, Tom Wolfe, Jay McInerney, Bret Easton Ellis, etc…). Hors-piste garanti à partir d’une trentaine d’interviews enregistrées entre 1999 et 2014 plus quelques fantaisies posthumes (Fitzgerald ou Bukowski). Un exercice potache dont il est coutumier, une manière d’entretenir son rôle de trublion des lettres. Ses masques ne tromperont personne. Beigbeder n’est jamais aussi sérieux que lorsqu’il passe les livres au filtre de sa sincérité. Il réussit à s’approcher au plus près du processus de fabrication. Il entre par effraction dans les bibliothèques et ne se contente pas d’un balayage de surface. Il nous fait vraiment pénétrer dans les coulisses de la création. Avec lui, on visite les catacombes. Dans ces entretiens agréablement décousus, il se révèle surtout un confesseur diabolique. Un redoutable intervieweur.
Ne vous fiez pas à son air bêta, de grand dadais des beaux quartiers, ses questions ont la rondeur assassine de Philippe Bouvard dans les années 70. Chez ces drôles de paroissiens, il traque la faille pour nous les faire encore plus aimer. Un manipulateur hors-pair qui réussit à dévoiler beaucoup sur les maniaques du secret que sont les écrivains. Il n’y a pas plus cachotier qu’un romancier. Pour trouver une trace de vérité chez eux, il faut beaucoup creuser. C’est ce que fait Beigbeder avec ses armes à lui, le charme, la connivence et l’auto-flagellation, un art dont il abuse pour arriver à ses fins. Le résultat est délicieux d’intelligence, de bouffonnerie et de découvertes. Ces conversations prennent une dimension historique. L’Education nationale devrait s’en emparer et les diffuser largement. Comment résister à un déjeuner avec Bernard Frank à la Méditerranée, ce flemmard de génie dont la discussion dérivait sur Sagan, le vin, Sartre et les jolies serveuses ? Comment ne pas tomber sous le charme égyptien d’Albert Cossery, prince sans palais, résident permanent de l’hôtel La Louisiane ? L’unique révolutionnaire de St-Germain-des-Prés dont la mémoire parfume la rue de Seine. Comment ne pas s’incliner devant Matzneff imitant Arletty et théorisant sur la science des titres ?
Ce livre fourmille d’anecdotes savoureuses, de détails vestimentaires, de lieux de vacances méconnus, les happy few seront à la fête. Ne prenez pas cette légèreté pour de l’insignifiance car la littérature se nourrit de ces fragments de vie. Quand Jean d’O lui avoue s’habiller chez Cifonelli et se parfumer à L’Eau de Lanvin, le maître de St-Fargeau nous ouvre les portes de son œuvre. On ne peut décidément rien cacher à Père Frédéric.
Conversations d'un enfant du siècle: couverture bleue
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*Photo: numéro de reportage:00700825_000022
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