Dans Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau s’attaque aux électeurs bourgeois de Macron. Lui est différent d’eux: il vit comme un bourgeois mais ne pense pas comme tel, alors ça va.
François Bégaudeau vient de commettre un libelle intitulé Histoire de ta bêtise dans lequel il s’adresse, en le tutoyant tout au long de deux cents et quelques pages, à l’électeur de Macron pour lui faire honte, tout à la fois, de sa sottise, de son inculture et de son appartenance à la bourgeoisie. Etant donné que lui-même vit fort bourgeoisement dans Paris intramuros, il pressent l’objection qu’on pourrait lui adresser et il la prévient. Certes, il appartient à la bourgeoisie mais il en « envisage » la destitution.
Je ne suis pas bourgeois, la preuve: je ne fais pas le ménage
Il précisera les choses dans une interview accordée à Ouest France le 21 février 2019 : « J’ai accédé à un patrimoine bourgeois sans en emprunter le cadre de pensée. » Comprenons bien : il est bourgeois matériellement, mais pas spirituellement. N’est-ce pas l’essentiel ? L’esprit ne l’emporte-t-il pas sur la matière ? Il possède un appartement dans le XIe arrondissement de Paris. Cependant, nous dit-il, « je suis propriétaire, et je délégitime la propriété ». Mais attention, délégitimer la propriété, ce n’est pas y renoncer (par exemple pour y installer des SDF ou des migrants), c’est la condamner par la pensée tout en la conservant dans la réalité. Pour comprendre cela, il faut, là encore, croire à la force de l’esprit et à sa supériorité sur les conditions matérielles d’existence.
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Bégaudeau est un bourgeois, mais avec un « habitus non bourgeois ». Et il le prouve ! Pour ne pas risquer d’être confondu avec un bourgeois, il ne fait pas le ménage chez lui : « Ici, la règle est le sale ». N’est-il pas bien connu que le peuple est crade et qu’un vrai communiste ne se lave pas ?
« Les morts passés et futurs du communisme n’invalident pas les livres qui dessinent l’hypothèse communiste »
« Le propre du bourgeois, écrit Bégaudeau, c’est de ne jamais se reconnaître comme tel ». Zarathoustra lui répondrait sans doute, comme à l’écumant bouffon : « Si tu me fis avertissement, qu’à toi-même ne le fis-tu ? », mais on le lui accordera volontiers car les choses ont sans doute changé depuis Goblot[tooltips content= »En 1925 Edmond Goblot écrivait : « La bourgeoisie a la prétention d’être une élite et d’être reconnue pour telle ». La barrière et le niveau PUF, 1967, p. 9″]1[/tooltips].
Cependant, Bégaudeau dispose d’un autre argument de poids pour prouver qu’il n’est pas vraiment le bourgeois dont il a l’apparence et qu’on peut trouver en lui la présence réelle du prolétariat souffrant sous les Saintes espèces de son appartement parisien : c’est qu’il est marxiste et qu’il ne tient pas pour réfutée « l’hypothèse communiste ». La façon dont il l’expose vaut la peine qu’on s’y arrête : « Les morts passés et futurs du communisme n’invalident pas les livres qui dessinent l’hypothèse communiste, parce qu’un fait est un citron et une pensée une orange. Un citron n’invalide pas une orange ».
Bégaudeau le rouge et la planète Marx
Qu’un fait ne puisse invalider une pensée surprendra évidemment tous ceux qui, ayant fréquenté un lycée jusqu’à la classe terminale, ont suivi un cours de philosophie sur Théorie et expérience. Si le 19 septembre 1648, Florin Périer, s’étant élevé au sommet du Puy-de-Dôme, n’avait pas constaté que la hauteur du vif-argent dans son tuyau était moindre qu’elle ne l’était dans le jardin des pères Minimes, cela n’aurait-il pas invalidé l’hypothèse de Torricelli que Pascal se proposait de vérifier ? Et, s’agissant du communisme, ceux que leur professeur de philosophie aura initiés à la lecture de Marx s’étonneront qu’on puisse tenir pour marxiste l’idée que la théorie est aussi hétérogène à la pratique que l’orange au citron, du moins s’ils ont lu L’idéologie allemande jusqu’à la fin de la première partie. Y figure en effet une certaine deuxième thèse sur Feuerbach où Marx écrit : « C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. » Autrement dit, c’est le citron qui prouve la vérité de l’orange, ce dont Lénine se souviendra en disant que « la théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie ».
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Louis Althusser, qui avait manifestement lu Marx un peu plus attentivement que François Bégaudeau, faisait observer qu’un marxiste, dès lors qu’il professait le primat de la pratique sur la théorie, ne pouvait pas ne pas reconnaître « que la théorie marxiste est bel et bien engagée dans la pratique politique qu’elle inspire ou qui se réclame d’elle »[tooltips content= »Althusser Enfin la crise du marxisme ! in Solitude de Machiavel PUF, 1998, p. 267-279″]2[/tooltips]. Et il précisait : « En tant que marxistes, nous ne pouvons pas nous satisfaire de l’idée que la théorie marxiste existerait quelque part dans sa pureté, sans être engagée et compromise dans l’épreuve des luttes et des résultats historiques où elle est partie prenante comme « guide » pour l’action ».
Bégaudeau se satisfait, pour sa part, de cette idée qui lui permet de justifier le matérialisme historique avec les moyens de l’idéalisme. Il y a là un coup de force théorique qui mérite d’être salué.
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