Mon penchant irrépressible pour toutes les formes de nihilisme et de déviation mentale m’a conduit, dès son premier fascicule, dans l’univers très particulier d’Ivan Brunetti : Où donc Shermy s’en est allé ?, hommage à Charles Schulz, chantre des décadences : décadence de l’empire romain, décadence d’Hollywood, décadence de la sexualité. Bref, aux yeux de Brunetti, Schulz était le Marlon Brando de la BD. Combe des combles, Brunetti en quelques cases de comic- strip, se livrait à de minuscules biographies de personnages que je chérissais particulièrement : Kierkegaard, Huysmans, Louise Brooks, Mondrian… et même Françoise Hardy. Il annonçait d’emblée la couleur : la bande dessinée te détruira.
« Je vous hais. Je vous hais TOUS. »
« L’horreur de vivre, tout simplement », comme il le répète volontiers, c’est son truc. Il l’a développé de long en large dans son chef d’oeuvre : Misery Loves Comedy (pas de souci c’est en français). Vous trouverez difficilement un livre plus dingue, plus radical, plus apocalyptique, plus drôle… qui commence par ces mots : « Pourquoi chaque personne dans le monde pourrait disparaître instantanément de la surface de la terre, et je ne daignerais même pas me retourner, même si cela faisait un bruit immense. Je vous hais. Je vous hais TOUS. » Belle profession de foi, superbement mise en image et philosophiquement argumentée par Ivan Brunetti qui a la violence d’un Ladislav Klima et l’humour d’un Cioran.
Par ailleurs, Brunetti est également un puits de science qui a publié en deux volumes de cinq cents pages à Yale University Press : An Anthology of Graphic Fiction, Cartoon and True Stories. J’y ai croisé pas mal de personnages que j’avais connus lorsqu’ils étaient encore vivants, comme les psychiatres Ronald Laing ou Thomas Szasz et même Richard Brautigan. C’est ce qu’il y a de bien en vieillissant : on finit tous (en tout cas ceux qui le méritent ) en personnages de bandes dessinées.
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Mon enthousiasme pour Brunetti que je considère aujourd’hui, mais demain ça peut changer, comme le plus dégueulasse des philosophes vivants, donc le plus intéressant, ne m’empêche pas, bien au contraire, d’admirer quelques-uns de ses compères de la bande dessinée américaine actuelle, à commencer par Daniel Clowes, Adrian Tomine ou Joe Matt. À leur manière, ce sont tous des paumés, à la vie sexuelle ratée, à la misanthropie galopante et à la déprime jubilatoire. Le titre d’un des meilleurs livres de Joe Matt : Le Pauvre Type en dit long sur ces teen-agers incorrigibles, marqués par Robert Crumb qui écrivait d’ailleurs à Joe Matt : « Exactement ce qu’il nous fallait – un cartoonist refoulé, obsédé et ancien catholique de surcroît. Je meurs d’impatience de voir la suite… Et que Dieu te vienne en aide ! »
« Déjà au lycée, j’étais douloureusement conscient de mon indifférence à toute forme de vie sociale. »
Viendra-t-il en aide à Adrian Tomine qui commençait ses 32 histoires autofictionnelles par cet aveu : « Déjà au lycée de Sacramento, j’étais douloureusement conscient de mon indifférence à toute forme de vie sociale. » Ce qui ne l’a pas dissuadé par la suite de s’emmêler les pinceaux dans d’improbables opérations de séduction à savourer dans Blonde Vénus. Salinger et Carver l’auraient aimé, disent ses fans. Et j’en suis un. Cela devrait suffire pour vous inciter à le lire.
Enfin, pour ne pas donner l’impression d’avoir été soudoyé par Brunetti, Matt ou Tomine, je m’arrêterai là. D’autant plus que Daniel Clowes tout le monde le connaît. Et si ce n’est pas le cas, comme le dirait Brunetti, c’est que vous n’êtes vous qui me lisez qu’une bande d’attardés génétiquement ravagés par le conformisme ambiant et l’incuriosité. Ne comptez pas sur moi pour vous donner l’illusion que vous vous en tirerez sans dommage. Et ne m’accablez pas davantage en prétendant n’avoir pas vu Ghost World ou Art School Confidential mis en scène au cinéma par Terry Zwigoff. Votre cas serait désespéré… pour en avoir un vague aperçu, reportez-vous à : Wilson, une des dernières BD de Clowes.
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