À l’occasion des Journées du chocolat, Bayonne rend hommage les 10 et 11 mai aux Juifs qui lui ont apporté la précieuse fève et ont ainsi contribué à la richesse de cette ville. L’écrivain Michèle Kahn est l’invitée de ces Journées. C’est en effet son roman, Cacao, publié en 2002[1. Cacao vient d’être réédité aux éditions Cairn.], qui a fait connaître largement le rôle que « la nation portugaise » avait joué dans l’introduction du chocolat en France. Il a fallu quatre siècles pour en arriver là, mais ainsi va l’histoire des hommes. Il arrive que la réussite suscite malveillance et jalousie.
C’est ce que nous apprend l’expérience des chocolatiers portugais et espagnols débarqués à Bayonne au début du XVIe siècle et auxquels les édiles bayonnais ne firent pas bon accueil. Ces chocolatiers étaient des Juifs originaires d’Espagne, « marranes » ou « nouveaux chrétiens », de sorte qu’à Bayonne, on les appelait « la nation portugaise », « la nation juive », « la Nation » – ou simplement « les étrangers ».
Expulsés d’Espagne par l’Inquisition en 1492, chassés du Portugal quatre ans plus tard sous la pression des Rois Catholiques, certains juifs débarquent à Bordeaux, mais sont contraints d’en repartir. Dommage pour Bordeaux, car parmi ceux qui sont allés s’installer à Bayonne, quelques uns avaient des relations avec Amsterdam et s’adonnaient au commerce des épices et de la fève de cacao. En outre, ils apportaient avec eux un secret qui contribua à la richesse de cette bonne ville : la fabrication du chocolat. Caraque du Venezuela ou maraignon du Brésil, sucre, cannelle et vanille, ou poivre et clous de girofle, un bon chocolat demande de bons produits, de la finesse et un tour de main. Sélectionner les crus, chauffer, broyer, doser, c’est l’art de l’artisan chocolatier, qui doit être doté d’un grand savoir-faire, d’une bonne santé et d’une belle forme physique.
Sous prétexte de préserver la « pureté » de la ville de Bayonne, les Juifs « portugais » furent soumis à diverses interdictions – interdiction d’être propriétaire d’une maison ou d’une boutique à Bayonne, interdiction d’habiter à l’intérieur des remparts, interdiction de pratiquer le commerce de détail, interdiction d’avoir des domestiques catholiques (mais, semble-t-il, rien sur les apprentis) etc. – les Juifs étaient relégués sur l’autre rive de l’Adour où ils tenaient le commerce de gros. Cependant, ils allaient confectionner à la demande le chocolat dans la cuisine des bourgeois et chez les épiciers bayonnais, ce breuvage délectable et élégant étant notamment offert lors du passage d’hôtes de marque.
Les chocolatiers juifs contribuaient largement à l’enrichissement général, acquittant outre le tiers des charges et impositions de la ville, les droits de coutume versés au roi et au duc de Gramont, ce dont étaient dispensés les bourgeois de Bayonne[2. Les difficultés de vivre des Juifs de Saint-Esprit les Bayonne au XVIIIe siècle, Pierre Hourmat, Université de Pau.]. Ils ne rechignèrent nullement à enseigner leur savoir-faire aux chocolatiers bayonnais. Comble du cynisme, au lieu de leur en être reconnaissants, ceux-ci se mirent en tête de leur interdire le négoce du chocolat sous des prétextes fallacieux et infamants. Se souciant de la santé de leur clientèle, ils accusèrent les Juifs d’ « être dans l’habitude de falsifier ce qu’ils vendent » et prétendirent faussement que la fabrication du chocolat leur était interdite « depuis des temps immémoriaux », de même que la vente au détail.
La mauvaise querelle que l’échevinat bayonnais chercha aux chocolatiers juifs de Bayonne aboutit en 1768, grâce au subdélégué Morancin. Les chocolatiers bayonnais avaient décidé en 1761 de s’agréger en corporation et s’étaient dotés de 35 statuts éloquents, dont certains n’avaient pour raison d’être que d’éliminer leurs concurrents : désormais, il fallait être chrétien pour devenir maître chocolatier, et les statuts ne s’embarrassaient pas de faux semblants. Article 1 : « Pour implorer l’assistance divine, il sera célébré une messe basse tous les premiers dimanches de chaque mois devant la chapelle de saint François […], messe à laquelle tous les maîtres seront tenus d’assister. » Puis l’article II : « Les jours de saint Fabien et de saint Sébastien […] qu’ils choisissent pour patron, il sera célébré […], une messe chantée à laquelle tous les maîtres seront tenus d’assister. » L’article IX précise : « Toute personne n’ayant été reçue maître dans la communauté ne pourra tenir boutique ni ouvroir pour y faire du chocolat, non plus qu’en faire secrètement… » Ce que confirmait l’article suivant : « Aucune personne n’ayant été reçue maître dans la communauté ne pourra se rendre chez les particuliers pour y composer du chocolat. »
Quant au tri entre les bons postulants et les mauvais, il était clairement explicité par l’article XVII : pour appartenir au corps de maîtrise, il fallait fournir un certificat « d’appartenance à la religion catholique apostolique et romaine délivré par le curé de sa paroisse. » Avec cela, le sort des chocolatiers juifs du bourg de Saint-Esprit était scellé.
Le Corps de Ville s’empressa d’homologuer ces statuts, imité par le Parlement de Bordeaux. Privés de leurs outils et de leurs denrées, les chocolatiers « portugais » ne s’avouèrent pas vaincus. Les échevins commerçants n’étaient-ils pas juges et parties dans l’affaire ? Ils s’adressèrent à l’intendant d’Auch, qui remit le dossier entre les mains de M. Moracin, subdélégué à Bayonne. Celui-ci nota en 1766 que chocolatier « est un métier nouveau. La ville les admit en jurande [corporation] en 1761 et leur a donné des statuts que le parlement a confirmés ; [ils] ont des procès avec les Juifs qui faisaient autrefois seuls le chocolat à Bayonne. Comme ce métier ne porte pas sur une nécessité de la vie, il paraît que sa création fait multiplier assez inutilement les exclusions. Je serai d’avis de le supprimer. »
S’affirmant « régnicoles et fidèles sujets du Roi », les chocolatiers juifs en profitèrent pour demander, outre le droit d’exercer le commerce de détail, celui de s’établir à Bayonne, comme leurs coreligionnaires de Bordeaux et d’ailleurs. Cela leur fut accordé en 1768, sans doute au grand dam du clergé. Vingt ans plus tard, la Révolution française accordait enfin aux Juifs les mêmes droits qu’aux Français.
Bayonne, Journées du chocolat, 10-11 mai.
*Photo : Aldo van Zeeland.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !