Baupin, Verdun et les violences anti-policières


Baupin, Verdun et les violences anti-policières
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L’affaire Baupin

Les grands livres nous lisent. Quand j’ai fini La Tache, le roman que Philip Roth a consacré au « persecuting spirit » qui déferlait sur l’Amérique de l’affaire Clinton-Monika Lewinsky, je me suis dit que nous ne perdions rien pour attendre. Eh bien ! voilà, nous y sommes : l’américanisation de la France est en marche. Un homme est accusé de harcèlement sexuel par plusieurs femmes de son parti et c’est le branle-bas de combat médiatico-judiciaire. Pour en finir avec l’omerta sicilienne qui sévirait dans tous les lieux de pouvoir, la presse se mobilise, les pétitions pleuvent, et la ministre des Familles promet non seulement d’allonger les délais de prescription pour ce type de délits, mais de permettre aux associations de porter plainte à la place des victimes. Que les choses soient claires : le graveleux n’est pas mon genre ; j’aime l’ambiguïté dans les rapports humains et je n’ai pas la moindre indulgence pour les gestes déplacés. Mais tous les comportements antipathiques relèvent-ils des tribunaux ? Est-il juste d’englober dans la même catégorie de sexisme le viol et la gauloiserie ? Doit-on parler de progrès de la civilisation quand un ministre, Michel Sapin en l’occurrence, présente ses excuses pour avoir fait une remarque « inappropriée » sur la tenue d’une journaliste et lui avoir passé ensuite la main dans le dos ? Faudra-t-il traîner devant les tribunaux les membres du Conseil d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines qui ont accueilli Aurore Berger, jeune élue du parti Les Républicains, par des formules du genre : « Quand je te vois, j’ai envie de te faire une Baupin ! », ou encore : « Quand on te voit, Aurore, on a le bâton de Berger ! » ? Ces blagues sont lourdes, mais ce sont des blagues. Les vigilantes et les vigilants qui s’en indignent ne militent pas pour la légèreté mais pour l’oubli de la différence des sexes et la criminalisation de tous ceux qui s’en souviennent encore.

Et puis Denis Baupin était membre du parti le plus féministe de la scène politique française. Pourquoi les femmes qui étaient l’objet de ses assiduités n’ont-elles pas, à défaut de porter plainte, alerté leurs camarades ? Pourquoi n’ont-elles pas mis au courant Eva Joly, Cécile Duflot, Yannick Jadot ou Noël Mamère, ces ardents défenseurs des droits humains qui n’auraient jamais couvert les agissements d’un gros dégueulasse ? Et pourquoi parlent-elles maintenant, sinon parce qu’après Emmanuelle Cosse, son épouse devenue ministre du Logement, Denis Baupin a quitté Europe Écologie Les Verts ? Les langues se délient soudain pour lui faire payer sa trahison. Et Mediapart, le premier site de délation français, recueille ces révélations vengeresses avec d’autant plus d’empressement qu’elles permettent d’oublier Cologne et le terrible constat de Kamel Daoud : « Il faut offrir l’asile au corps, mais aussi convaincre l’âme de changer. L’autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L’accueillir n’est pas le guérir. » Qu’il y ait des lieux, en France, où les cafés sont exclusivement fréquentés par les hommes, que le métro et le RER aient cessé, pour les femmes, d’être des endroits sûrs, voilà ce que l’antiracisme officiel ne veut pas savoir, voilà la réalité qu’au nom de la lutte contre l’islamophobie, Mediapart refuse de prendre en compte. Plus les femmes sont maltraitées dans les « quartiers » et plus le politiquement correct nous montre le calvaire qu’elles subissent dans les beaux quartiers. Caroline de Haas, qui appelle inlassablement à « oser le féminisme » contre Denis Baupin et les gros gorilles du palais Bourbon, disait à ceux qui raisonnaient comme Kamel Daoud au lendemain des événements de Cologne : « Allez déverser votre merde raciste ailleurs ! »[access capability= »lire_inedits »]

 

Verdun : le rappeur Black M déprogrammé

Pour le cinquantenaire de la bataille de Verdun, un orchestre avait joué dans la chapelle de l’Ossuaire Un Requiem allemand de Brahms. Pour le centenaire, c’est le rappeur Black M qui devait clore les cérémonies. Comment a-t-on pu passer ainsi du Requiem à la « teuf » ? Qu’est-il arrivé entre 1966 et 2016, pour qu’un comité interministériel prenne une telle décision et que la très officielle Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale se charge d’en assurer le financement ? Il est arrivé « la jeunesse ». Il y a toujours eu des jeunes bien sûr, mais, jusqu’à une date récente, la jeunesse était un âge de la vie. C’est désormais une modalité de l’être, une réalité à part, une culture spécifique, un monde avec ses mœurs, ses codes, ses valeurs, ses références, ses goûts et ses besoins. Et son besoin primordial, dit-on, c’est la fête. La jeunesse vit sous le régime de l’intensité. On ne peut l’inviter au recueillement sans promettre de la dédommager par l’extase sonore, sans lui assurer qu’au bout du compte et en récompense, elle va pouvoir s’éclater : Black M à Verdun, en attendant, pour dépoussiérer le devoir de mémoire, Booba ou Nekfeu sur le site d’Auschwitz-Birkenau. Nombre de jeunes ne se reconnaissent pas dans ce miroir que leur tendent les non-jeunes. Ils se sentent appartenir à l’humanité commune. Un moment et non un monde : telle est, pour eux, la jeunesse. Mais on n’écoute pas ces traîtres à leur « bio-classe ».

Notre rappeur, de surcroît, n’est pas n’importe quel rappeur. Il ne se contente pas d’arpenter la scène en laissant traîner ses bretelles. Lorsqu’il appartenait au groupe Sexion d’Assaut, comme S.A. mais avec un « x » pour érotiser la référence, il a désigné la France comme un pays de « kouffars », c’est-à-dire de mécréants, et il a invité en musique à jeter les homosexuels en morceaux sur le périphérique sans oublier de les châtrer d’abord. Le rappel de ces diatribes a conduit, après quelques tergiversations, à l’annulation de l’événement. Mais comme c’est le site Fdesouche qui a levé le lièvre et comme Florian Philippot a été l’un des premiers à protester, cette annulation a mis la gauche en ébullition. Dominique Sopo, président à vie de SOS Racisme, a fustigé les fascistes et les réactionnaires « dressés comme une seule croix gammée et comme un seul maurrassien pour dénoncer l’affront fait aux morts ». Et la ministre de la Culture Audrey Azoulay s’est lamentée que « des voix déchaînées aient obtenu l’annulation d’un concert au nom d’un ordre moral nauséabond et décomplexé ». Il faut avoir perdu toute dignité intellectuelle pour oser employer encore l’adjectif « nauséabond ». Ce vocable n’appartient plus depuis longtemps au lexique de la pensée vivante mais au dictionnaire des indignations reçues. Ce que révèle son utilisation persistante par un si grand nombre de responsables politiques, de militants associatifs, de journalistes et d’hommes de plume, c’est qu’en matière d’antiracisme, la routine tient lieu de vigilance et le réflexe a remplacé la réflexion. « Noir donc exclu » : tel est le postulat de base. Et il nous revient, si nous voulons « faire France », non de partager un héritage de gloires et de regrets, mais d’accueillir Black M et d’acquitter ainsi notre dette envers toutes les victimes de la colonisation puis de la discrimination.

Ainsi, après lui avoir fait cadeau de la laïcité, c’est la décence commune et le legs de souvenirs qui constituent la nation que ses opposants les plus farouches abandonnent, sans coup férir, au parti de Marine Le Pen. Avec des ennemis comme ça, le Front national n’a pas besoin d’amis.

 

Les violences anti-policières

Littéralement enragés par le rassemblement des flics, place de la République, contre la haine dont ils sont l’objet, des manifestants s’en sont pris à une voiture de police et à ses deux occupants, un homme et une femme. Ils ont brisé les vitres, l’un d’entre eux a lancé un fumigène à l’intérieur du véhicule, et quand le policier en est sorti, il a dû parer les coups qui pleuvaient sur lui. On appelle à tort « casseurs » ces activistes forcenés qui ont laissé sur le théâtre de leur exploit une pancarte où on pouvait lire : « Poulet rôti : 5 euros ». Certes, ils s’attaquent à des magasins, à des banques, à des distributeurs automatiques de billets, mais les objets symboliques du capitalisme ne suffisent pas à étancher leur colère. Ils visent des personnes en chair et en os, ils traquent les policiers et quand ceux-ci sont isolés, ils s’y mettent à plusieurs et s’acharnent sur leurs proies avec une férocité redoublée. Bref, ce ne sont pas des casseurs, ce sont des pogromistes habités par la volonté de brutaliser, blesser, tuer même les êtres qui leur apparaissent comme l’incarnation du Mal. Au bout du bout de la longue déchéance de l’antifascisme, il y a l’esprit et la pratique du pogrom.

Ce qui conduit à ces comportements sauvages, ce n’est pas la sauvagerie, c’est l’idéologie, c’est l’idée, plus précisément, que la politique relève de la guerre, et même de la guerre civile. La théorie moderne de la souveraineté s’est édifiée à partir de Hobbes pour conjurer le spectre des guerres civiles religieuses qui avaient mis l’Europe des xvie et xviie siècles à feu et à sang. Comme le montre Jean-Claude Michéa, l’État sous lequel nous vivons encore est né du premier « Plus jamais ça ! » de l’histoire européenne. Mais en même temps que le libéralisme façonnait la pensée et l’action politiques sur le Vieux Continent fourbu, une autre tradition se développait, qui faisait de ça la vérité cachée du politique et qui, renversant la formule de Clausewitz, « La guerre, c’est la politique poursuivie par d’autres moyens », érigeait la guerre civile en paradigme de la politique.

Grand héraut de cette tradition, Trotski écrivait dans Leur Morale et la Nôtre : « La guerre civile, forme culminante de la lutte des classes, abolit violemment tous les liens moraux entre les classes ennemies. » La haine qui se déchaîne aujourd’hui dans les rues de Paris, Nantes ou Rennes, obéit à la même vision. Et ce qui la caractérise, ce qui lui donne sa frénésie particulière, c’est la volonté de fermer la parenthèse d’union nationale qui avait été ouverte par l’immense manifestation du 11 janvier. Les CRS, alors, ont été applaudis. Cette tache doit impérativement être effacée. Il faut, comme l’a écrit Frédéric Lordon, « laver la place de la République de ses passions tristes : la communion étatico-officielle, la panique ».

On défie donc l’état d’urgence pour bien montrer que nous ne sommes pas unis face à l’islam radical mais qu’une seule guerre existe et vaut d’être menée avec Black M et, pour parler comme Alain Badiou, avec « l’énorme masse banlieusarde ou africaine des damnés de la terre » contre l’État capitaliste, raciste et policier. C’est ce que Lordon appelle « la convergence des luttes ».

La France n’en est pas encore là. Les activistes forcenés hurlent « Tout le monde déteste la police ! » alors que la grande majorité des gens les détestent, eux, et sont révulsés par leurs pogroms. Mais c’est une maigre consolation. Aussi minoritaire soit-elle, la nouvelle violence à défendre épuise les forces de l’ordre et provoque des dégâts considérables.[/access]

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Juin 2016 - #36

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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