Baudouin de Bodinat, l’alter-réactionnaire


Baudouin de Bodinat, l’alter-réactionnaire
Paysage de tempête avec les vieillards phrygiens Philémon et Baucis, par Pieter Paul Rubens, 1620 (Wikimedia commons - cc)
Paysage de tempête avec les vieillards phrygiens Philémon et Baucis, par Pieter Paul Rubens, 1620 (Wikimedia commons - cc)

On ne sait rien, ou presque, de Baudouin de Bodinat. La chose est suffisamment rare pour être signalée en ces temps où tout un chacun laisse plus ou moins volontairement, souvent plus que moins d’ailleurs, des traces de son existence vacillante sur le Net et les réseaux sociaux, réalisant ainsi le rêve le plus fou de tout policier politique depuis la nuit des temps : une population qui se fiche elle-même. Certains disent que Baudouin de Bodinat n’existe pas, qu’il s’agirait d’un collectif d’auteurs, un peu comme le Comité invisible à l’origine de L’Insurrection qui vient, cet opuscule encore dans toutes les mémoires qui provoqua vers 2008 un grand émoi dans la toute nouvelle DCRI qui vit là la preuve de l’existence d’un nouvel ennemi intérieur, comme on dit. D’autres prétendent que Baudouin de Bodinat est photographe ou encore reclus dans une forêt, à la manière d’un Thoreau refusant de participer à la vie des hommes et à la catastrophe en cours.

Baudouin de Bodinat s’était fait un peu connaître dans les milieux de la pensée radicale, postsituationniste, en publiant deux volumes en 1996 et 1999 intitulés La Vie sur Terre, réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes. Le volume de 1999 indiquait tome second sur la couverture. Ce qui en bon français, et Baudouin de Bodinat en écrit un magnifique, indiquait qu’il n’y en aurait pas de troisième. Et de fait, à part une réédition en 2008 en un seul volume augmenté de deux notes additionnelles et d’un essai paru il y a deux ans sur Eugène Atget, poète matérialiste, un photographe du Paris au tournant des deux siècles derniers, notre mystérieux auteur s’était tu. On ne s’étonnera pas du choix d’Atget pour Baudouin de Bodinat dont l’œuvre est tout entière une recension mélancolique, hautaine, désespérée des ravages de la modernité, particulièrement sensible dans les villes qui changent hélas, comme on le sait depuis Baudelaire, plus vite que le cœur d’un mortel. [access capability= »lire_inedits »]

La découverte de La Vie sur Terre avait été pour nous et quelques autres une révélation à la fois littéraire et intellectuelle. Il faut dire que nous portions le deuil de Guy Debord qui s’était suicidé en 1994, dans sa maison de Champot, au cœur d’une campagne perdue de la Haute-Loire. Nous étions veufs, ténébreux, inconsolés ; notre étoile subversive était morte et notre luth constellé portait le soleil noir d’une mélancolie historique que rien ne pouvait dissiper. Nous ne croyions plus vraiment à nos engagements de jeunesse, nous étions des trentenaires qui sortaient épuisés des années 1980 et pleuraient la fin des grands récits. Désormais, il nous fallait accepter, et si possible le sourire aux lèvres, les grandes mutations mortifères en cours sous nos yeux. Et Debord, le consolateur paradoxal, était parti… Il y avait, certes, Philippe Muray dont nous lisions dans la Revue des Deux Mondes ce feuilleton qui deviendrait Après l’Histoire et qui nous vengeait un peu en pratiquant le beau travail du négatif dans une société de l’approbation généralisée. Mais Baudouin de Bodinat avait l’avantage de venir de L’Encyclopédie des nuisances, cet ultime repaire d’une subversion non subventionnée, ce tapis-franc de mauvais garçons qui sortaient des livres aux couvertures jansénistes et à la typographie soignée tant il était important d’annoncer avec l’élégance des temps endormis le chaos des temps présents et à venir.

Bodinat mêle les poètes du Grand Jeu, la science-fiction, la Bible et Feuerbach, Rimbaud et Marx

Dirigée par Jaime Semprun aujourd’hui disparu, L’Encyclopédie des nuisances, qui fut à l’origine une revue postsituationniste, publiait ainsi, dans une belle langue incorruptible, des libelles qui dénonçaient sous des angles inédits, les principaux aspects de l’entropie galopante de ces années-là. Elle s’appuyait, en plus, sur des références qui n’appartenaient plus exclusivement à un corpus marxiste, libertaire ou situationniste mais n’hésitait pas à convoquer Malebranche ou Joseph de Maistre aux côtés de Blanqui et Souvarine. Quelques grandes têtes molles auraient pu crier au confusionnisme idéologique alors qu’il s’agissait d’une simple question de méthode. Jaime Semprun lui-même en avait donné la clef dans ses Dialogues sur l’achèvement des temps modernes : « Avez-vous remarqué combien d’excellentes vérités sur la société moderne ont tout d’abord été dites par des réactionnaires ? Et c’est bien normal : comme ils n’avaient rien attendu de l’avenir, ils étaient plus libres de le voir venir lucidement, sans préjugés, et donc de le considérer une fois qu’il a été là. » Et à l’époque, au mitan des années 1990 du siècle passé, les Encyclopédistes nuisibles, impitoyables chroniqueurs des ténèbres, nous parlaient d’aspects particuliers et saillants du désastre en cours. On pouvait lire par exemple Un relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse, alors que le maillage des TGV commençait à recouvrir le territoire ; des Remarques sur la paralysie de décembre 1995 qui démontait la lecture bourdivine d’une grande grève antilibérale pour lui substituer celle d’une ultime ruse du système pour se protéger ; ou bien, alors que la majorité des citoyens informés pensaient encore qu’OGM était un club de foot, des Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces. C’est dans ce contexte qu’apparut La Vie sur Terre de Baudouin de Bodinat, qui opérait une sorte de synthèse de ce cauchemar pour nous démontrer, tout simplement, que nous vivions la fin du monde. Nul catastrophisme pourtant dans ce texte qui avait la même mélodie anaphorique que L’Ecclésiaste, « Voici ce que j’ai pensé », et qui peignait notre paysage quotidien avec une manière d’objectivité poétique. Un peu comme celle d’Edgar Poe dans La Lettre volée qui nous apprend à regarder ce qui est sous nos yeux mais que plus personne ne pense à voir, comme ce « monde où il faut construire des toilettes publiques sur les pentes de l’Everest à cause de l’affluence des promeneurs. » L’érudition de Baudouin de Bodinat, jamais pesante, mêlait les poètes du Grand Jeu et les auteurs de science-fiction comme le John Brunner de Tous à Zanzibar, la Bible et Feuerbach, Rimbaud et Marx, Bossuet et Sade, Dada et Épicure. Il ne s’agissait pas pour Bodinat de manifester on ne savait quelle supériorité ou argument d’autorité, c’était juste que, comme le remarquait déjà Debord dans son Panégyrique, « les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyances obscurantistes ».

C’est donc avec un grand bonheur qu’on retrouve aujourd’hui Baudouin de Bodinat dans Au fond de la couche gazeuse, 2011-2015 aux éditions Fario. En exergue, une citation d’Immanuel Velikovsky, extraite de Mondes en collision, explique le titre et nous renvoie de manière très pascalienne à notre misère coincée entre deux infinis : « Dans un immense univers, un petit globe, la Terre, tourne autour d’une étoile. […] Il est constitué par un noyau solide, tandis que la majeure partie de sa surface est recouverte de liquide, et il possède une enveloppe gazeuse. Des créatures vivantes peuplent le liquide. D’autres volent dans le gaz, et d’autres encore rampent ou marchent sur le sol, au fond de la couche gazeuse. » Il ne s’agira pas d’une chronique événementielle des cinq dernières années de l’humanité qui servirait à confirmer les intuitions de l’auteur de La Vie sur Terre. Baudouin de Bodinat précise juste, car les choses se sont manifestement aggravées, une vision de l’humanité sur le point de disparaître ou tout au moins de muter de manière définitive puisque le monde d’avant ne subsiste plus qu’à l’état de trace.

Persuadé que c’était mieux avant, il en avance les preuves écologiques, démographiques, sanitaires

Le phénomène nouveau, accentué jusqu’à la schizophrénie, est avant tout la confusion définitive entre le réel et le virtuel. Elle est devenue une nécessité pour supporter cette phase terminale en même temps qu’elle l’accélère, comme avec les jeux vidéo : « Je me suis souvenu qu’à la fin du xxe siècle, on estimait qu’un Américain moyen de 18 ans avait pu visionner à domicile environ 22 000 meurtres explicites (durant lesquels 150 000 spots publicitaires criards lui auraient traversé le cortex) ; mais aujourd’hui que nous avons quitté cette époque de passivité consommatrice pour celle de l’autonomie participative, c’est tout différemment qu’ici au même âge, il aura pu former sa personnalité individuelle en perpétrant ces 22 000 meurtres ou davantage aux manettes de ses jeux hyperréalistes à l’écran. »

Que les choses soient claires : Baudouin de Bodinat est un réactionnaire magnifique et assumé. Il est persuadé et nous persuade que c’était mieux avant, et il en avance les preuves écologiques, démographiques, sanitaires. Ajoutez à cela le choix d’une langue classique, mais qui s’adapte ironiquement aux innovations technologiques, comme dans cette obstination à appeler un « smartphone » un « optiphone ». Une manière de refuser tout compromis avec ce suicide à grande échelle à coup de voies rapides, d’anxiolytiques, de centrales nucléaires, d’hypermarchés, de villes inhabitées ou inhabitables, de réseaux sociaux qui se substituent à la vie réellement vécue d’autrefois. Des pages superbes se succèdent ainsi, souvent sur le ton de la déploration élégiaque – il faut lire celles consacrées à la différence entre le regret, la mélancolie et la nostalgie –, parfois sur celui de l’humour glacé.

Tout cela est autant d’un poète que d’un moraliste. Et cette équation rare dit assez où nous sommes rendus, sans qu’il apparaisse l’ombre d’une solution sans doute parce qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en a plus ou qu’il n’y en a jamais eu : « Qui, s’il en avait le choix, ne frissonnerait à l’idée de revenir sur Terre dans un millier d’années ? se demandait Maeterlinck vieux. Qui, si on le lui proposait, souhaiterait son transfert immédiat à vingt ans d’ici dans l’avenir ? Et qui, si c’était possible, ne souscrirait aussitôt à prendre ses vacances dans le monde d’il y a quarante ou cinquante ans ? »

 

Au fond de la couche gazeuse, de Baudouin de Bodinat, éd. Fario, 2016.
Pour mémoire, du même auteur : La Vie sur Terre, éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2008.
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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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