Georges Kaplan. Monsieur Bastiat, vous venez d’annoncer votre candidature à l’élection présidentielle de 2012 : le moins que l’on puisse dire, c’est que, dans le paysage politique actuel, votre programme dénote…
Frédéric Bastiat. C’est en effet ce que j’ai cru comprendre au travers des articles que j’ai lus sur mon iPad.
Vous avez des iPad, là-haut ?
Oui, mais c’est récent. Nous suivons la technologie du bas-monde avec un léger décalage : autant vous dire que l’arrivée récente de Steve n’a pas fait que des malheureux !
Sauf Karl Marx, peut-être ?
(rire) Oh, vous savez, de son vivant, il disait déjà qu’il n’était pas marxiste ; aujourd’hui, il le répète tous les jours.
Je le comprends. Mais revenons à votre programme, et en particulier à votre proposition de privatisation de la Sécurité sociale. Vous exagérez, non ?
Il faut, pour bien comprendre, faire un peu d’histoire : il y a 187 ans, j’étais député des Landes et j’ai vu surgir, parmi les ouvriers et les artisans les plus démunis, dans les villages les plus pauvres du département, des sociétés de secours mutuel. Leur objectif était d’atteindre un nivellement général de la satisfaction, une répartition sur toutes les époques de la vie des salaires gagnés dans les bons jours. Dans toutes les localités où elles ont existé, elles ont fait un bien immense. Les associés s’y sentaient soutenus par le sentiment de la sécurité et, de plus, ils sentaient tous leur dépendance réciproque, l’utilité dont ils avaient les uns pour les autres ; ils comprenaient à quel point le bien et le mal de chaque individu ou de chaque profession devenaient le bien et le mal communs.[access capability= »lire_inedits »]
Et c’est, selon vous, cette dernière particularité qui assurait la pérennité des sociétés de secours mutuel ?
Absolument. L’écueil naturel qui menace toutes les entreprises fondées sur la solidarité, c’est le déplacement de la Responsabilité. On ne soustrait jamais l’individu aux conséquences de ses propres actes sans créer pour l’avenir de grands dangers. Supposons que tous les citoyens disent : « Nous nous cotisons pour venir en aide à ceux qui ne peuvent travailler ou ne trouvent pas d’ouvrage. » On risquerait alors de voir se développer le penchant naturel de l’homme pour l’inertie, les laborieux étant promptement réduits à être les dupes des paresseux. Les secours mutuels impliquent donc une mutuelle surveillance, sans laquelle le fonds des secours serait bientôt épuisé.
Par ailleurs, pourquoi imputez-vous le bon fonctionnement des sociétés de secours mutuel au fait qu’elles étaient issues d’initiatives privées ?
Eh bien, c’est très simple : pour que cette surveillance puisse s’exercer, il faut que les sociétés de secours soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Ainsi peuvent-elles adapter leurs règlements aux exigences de chaque localité. À l’époque, c’était le cas.
C’est ainsi que, près d’un siècle avant la création de notre Sécurité sociale, vous aviez prédit ses dysfonctionnements ?
J’ai simplement supposé que le gouvernement interviendrait. Il était aisé de deviner le rôle qu’il s’attribuerait. Comme je l’avais prédit, son premier soin a été de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et, pour colorer cette entreprise, il a promis de les renflouer avec des ressources prises au contribuable. Ensuite, sous prétexte d’unité, de solidarité (je ne pensais pas tomber si juste à l’époque !), il s’est avisé de fondre toutes les associations en une seule soumise à un règlement uniforme.
Quelles conséquences a eu cette politique ?
Qu’est devenue la moralité de l’institution quand sa caisse a été alimentée par l’impôt, quand nul, si ce n’est quelque bureaucrate, n’a plus eu intérêt à défendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, s’est fait un plaisir de les favoriser, quand a cessé toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie revenait à jouer un bon tour au gouvernement ? Vous connaissez la réponse…
Les gouvernements successifs ont pourtant mis en place des mécanismes de contrôle…
C’est vrai. Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre. Mais ne pouvant plus compter sur l’action privée, il a bien fallu qu’il y substitue l’action officielle ; il a nommé des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On a vu des formalités sans nombre s’interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution a été, dès sa naissance, transformée en une branche de police.
Comment expliquez-vous qu’aucun gouvernement n’ait eu conscience des défaillances du système ?
L’État n’a vu d’abord que la possibilité de multiplier le nombre des places à donner, et ainsi, d’étendre son patronage et d’accroître son influence électorale. Il n’a pas remarqué qu’en s’arrogeant une nouvelle attribution, il s’était chargé d’une responsabilité nouvelle et, j’ose le dire, d’une responsabilité effrayante.
Pouvez-vous retracer le processus qui a mené de la disparition de cette surveillance mutuelle et l’état actuel de la Sécurité sociale ?
Qu’est-il arrivé ? Les ouvriers ont cessé de considérer la caisse commune comme une propriété qu’ils administraient, alimentaient, et dont les limites bornaient leurs droits. Peu à peu, ils se sont accoutumés à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage non comme provenant d’un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la société. Ils n’admettaient pas qu’elle pût se trouver dans l’impossibilité de payer et n’étaient jamais contents des répartitions. L’État a donc été contraint de demander sans cesse des subventions au budget, ce qui a créé des difficultés inextricables. Les abus sont allés toujours croissant, et on en a reculé le redressement d’année en année, comme c’est l’usage, jusqu’à ce que survienne l’explosion.
Vous faites référence à la perte de ce fameux AAA ?
Pas seulement ! Considérez simplement qu’en 2010, les dépenses des administrations de Sécurité sociale s’élevaient à 513,7 milliards d’euros tandis que leurs recettes ne s’élevaient qu’à 490,8 milliards : près de 23 milliards de déficit en une seule année !
Maintenant que l’explosion a eu lieu, pourquoi est-il si difficile de réformer le système ?
Tout simplement parce qu’il faut compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout, même la subsistance, d’un ministre ou d’un préfet, et dont les idées sont perverties au point qu’elle a perdu jusqu’à la notion du droit, de la propriété, de la liberté et de la justice.
Ce n’est pas très gai… C’est cette évolution que vous prédisiez, en 1850, dans le chapitre XIV de vos Harmonies Économiques ?
Oui, j’ai eu cette intuition quand j’ai appris qu’une commission parlementaire préparait une loi sur les sociétés de secours mutuel. J’ai cru que l’heure de la destruction avait sonné pour elles, ce qui m’affligeait car je les pensais promises à un grand avenir pour peu qu’on les laissât respirer l’air fortifiant de la liberté. Malheureusement, la suite a prouvé que j’avais vu juste…
Certes, mais qu’est-ce qui vous fait penser que votre voix ait aujourd’hui la moindre chance d’être entendue ?
Eh quoi ! Est-il donc si difficile de laisser les hommes essayer, tâtonner, choisir, se tromper, se rectifier, apprendre, se concerter, gouverner leurs propriétés et leurs intérêts, agir pour eux-mêmes, à leurs périls et risques, sous leur propre responsabilité ? Et ne voit-on pas que c’est ce qui les fait hommes ? Partira-t-on toujours de cette fatale hypothèse que tous les gouvernants sont des tuteurs et tous les gouvernés des pupilles ?
Frédéric Bastiat (1801-1850), économiste et député français. Ardent défenseur des droits de l’individu, du libre-échange et de la concurrence, il s’opposa avec la même ardeur au socialisme, au protectionnisme et au colonialisme. « De l’État, disait-il, il ne faut attendre que deux choses : liberté et sécurité. »[/access]
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