Si les médias audiovisuels ont plus d’obligations que leurs collègues de la presse écrite, ce que demande le Conseil d’Etat le 13 février à l’Arcom met notre gendarme de l’audiovisuel dans une situation des plus inconfortables.
Causeur. Dans son arrêt du 13 février, le Conseil d’État, saisi par RSF, demande à l’Arcom, le gendarme de l’audiovisuel, de prendre en compte le temps de parole des invités, chroniqueurs et animateurs d’une chaîne et non seulement celui des politiques identifiés et reconnus. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Basile Ader. La réflexion doit venir un peu en amont. Il y a un grand principe en droit français, un principe constitutionnel, qui veut que le garant des libertés individuelles, dont la première est la liberté d’expression, soit le juge judiciaire. Cela veut dire qu’il faut offrir un cadre légal bien défini et prévisible pour préserver le juge de ses propres idées politiques, émotions et indignations. Ce principe est mis en œuvre dans la loi de 1881, qui est la grande loi républicaine sur la liberté d’expression. Autrement dit, lorsqu’on soumet à un juge un manquement à une obligation d’un média quel qu’il soit, le juge doit pouvoir se poser la question suivante : « Il y a la loi qui encadre de manière stricte les exceptions au principe de la liberté d’exception (diffamations, injures, atteintes à la vie privée, à la présomption d’innocence, etc.). Est-ce qu’elle a été, ou non, transgressée ? »
En libérant la communication audiovisuelle privée, libre, à partir de 1982, puis 1986, on a institué une autorité administrative indépendante du pouvoir politique pour distribuer les ondes qui n’étaient pas indéfiniment extensibles. Ce faisant, le juge administratif a pris une petite part dans le contentieux de la liberté d’expression. En conséquence, le principe constitutionnel selon lequel le juge judiciaire est le garant des libertés individuelles se trouve un peu entamé.
Donc, à partir des années 1980, l’audiovisuel doit répondre devant un juge de droit commun pour des transgressions comme la diffamation ou l’incitation à la haine, et devant un juge spécifique, administratif, qui décide ce qui concerne les obligations contractuelles consenties pour obtenir les droits d’émettre – dans le cas qui nous intéresse, de faire partie de la TNT ?
Exactement. Le nombre de fréquences étant limité, l’État doit choisir ceux à qui elles sont réservées, ce qui lui permet dans le même temps de leur imposer des conditions qui vont au-delà de la loi de 1881 : déontologie, qualité du contenu, pluralisme. À ce titre, les médias audiovisuels ont plus d’obligations que leurs collègues de la presse écrite.
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Les nouvelles technologies ne rendent-elles pas ce dispositif obsolète ?
Sans doute. Sur internet, tout le monde peut désormais s’inviter et diffuser ses programmes de télévision, exactement comme dans le kiosque à journaux. Cependant, si on veut être inclus dans les bouquets, il faut vous y faire une place, donc on a besoin d’une instance qui soit l’arbitre dans la délivrance des autorisations et qui ensuite veille au respect des obligations consenties en échange par la chaîne. C’est le cas des chaînes d’information continue sur la TNT : LCI, CNews, France Info TV et BFMTV.
Ce qui nous amène à la question des critères : comment cet arbitre – l’Arcom – peut-il qualifier et trier les animateurs, invités et chroniqueurs ?
L’Arcom ne peut pas aller au-delà de ce que la loi lui commande de faire. Comme tout arbitre, elle ne peut que veiller à l’application des règles préexistantes ; elle ne peut en imposer d’autres. À ce titre, elle contrôle traditionnellement la stricte égalité de temps d’antenne des élus et candidats aux élections nationales. Mais elle ne peut aller au-delà. L’Arcom ne peut pas, comme semble le lui demander le Conseil d’État dans cette décision, considérer l’expression des opinions politiques de simples commentateurs qui ne briguent aucun mandat comme de la propagande électorale. C’est évidemment impraticable et surtout gravement attentatoire à la liberté d’expression que de tenter de cataloguer politiquement chaque parole sur les chaînes d’info (chroniques, éditoriaux, interventions d’invités), pour calculer le temps d’antenne et, ainsi, imaginer établir un équilibre « pluraliste ». La décision de rejet de la demande RSF par l’Arcom était, pour ces raisons, la seule possible.
Le caractère impraticable de la surveillance demandée par RSF aurait-il échappé aux magistrats du Conseil d’État ? Peut-être estiment-ils cela possible ?
Ce que je lis dans les motifs de l’arrêt[1] est assez byzantin et, personnellement, je ne suis pas convaincu. J’aurais été curieux de voir si cela aurait été le sens de sa décision si RSF l’avait saisi pour une antenne éditorialement marquée à gauche… Je ne crois pas qu’un juge judiciaire aurait statué dans ce sens, il aurait fait une stricte application de la loi ; comme quoi, c’est le bon juge en la matière.
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Si je vous suis, il est possible que dans six mois l’Arcom dise : « En fait, on a le même sentiment que vous, mais on ne voit pas comment on peut faire quoi que ce soit. »
Je pense que l’Arcom est dans une situation en réalité assez confortable. Elle devrait pouvoir lui répondre : « la loi ne prévoit pas ce que vous souhaitez, ou alors, il faut changer la loi ». Ou alors elle peut considérer que le Conseil a ainsi statué pour « insuffisance de motifs », et qu’il attendait qu’il argumente et explique mieux sa décision de rejeter la saisine de RSF ; ce qui lui sera aisé de faire.
Peut-être aussi que le débat que RSF et la haute juridiction administrative souhaitent engager, c’est la définition de ce qu’est une « chaîne d’information » : est-ce que cela peut être une « chaîne d’opinion en continu » ? Si c’est le pluralisme qui est l’objectif, je ne vois pas le problème. Le pluralisme est assuré par la diversité du kiosque à journaux, et non par l’obligation chimérique qui serait faite à chacun d’y conformer ses colonnes.
Il y a des renouvellements d’autorisations de la TNT prévues en 2025. Existe-t-il un lien entre l’arrêt du Conseil d’État et ce calendrier ? Essaie-t-on de priver CNews de sa place sur la TNT ?
Je ne saurais répondre à cette question ; ce que je sais, c’est qu’il est très compliqué de ne pas renouveler une autorisation. Ce n’est pas discrétionnaire. Il faut établir que des manquements ont été définitivement constatés sans être suivis d’effet.
[1] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2024-02-13/463162
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