Los Delincuentes, le dernier long-métrage de Rodrigo Moreno, raconte les aventures de deux employés de banque qui, piégés dans leur routine, décident de prendre leur destin en main. Audacieux sur le plan formel, le drame oppose vie de bureau et oisiveté utopique.
Costard cravate ringard de petit employé de banque, Morán (Daniel Elias) exerce son métier sans joie depuis des lustres dans une agence défraîchie de Buenos Aires, assez loin du décor high tech auquel nous sommes accoutumés pour ce genre de boutique. N’en pouvant plus, le quarantenaire fait le calcul : si, dans le coffre auquel ses années de bons et loyaux services lui donnent accès quotidiennement, il puise, en cash, l’équivalent de ce qu’il va toucher comme salaire jusqu’à sa retraite, il pourra se la couler douce, sans faire d’excès, en claquant lentement, avec pondération, son petit bas de laine. Adieu travail, adieu routine. Morán prend soin de multiplier par deux l’estimation du montant nécessaire, en sorte de partager le pactole, le temps venu, avec Román (Esteban Bigliardi), son collègue employé modèle, encore plus insoupçonnable que lui. A Román de mettre en lieu sûr les liasses de dollars (le peso argentin, comme l’on sait, ne vaut plus rien), pendant que lui, après s’être dénoncé à la police, purgera comme il se doit ses six années de prison dont, prévoyant, il anticipe qu’elles seront automatiquement ramenées à trois ans, pour bonne conduite.
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Complices d’opportunité, voilà nos deux hères devenus delincuentes – faut-il traduire ? Tout semble se passer selon leurs plans. A cela près que la sinistre maison d’arrêt n’a rien d’un havre de paix pour Morán, soudoyé sans délai par le parrain des lieux (de façon significative, un seul et même acteur, Germán De Silva, campe d’ailleurs le malfrat et le directeur de la banque – Janus d’une seule et même oppression, semble nous suggérer ce doublon). Quant à Román, il doit faire face aux soupçons (légitimes) d’une investigatrice pugnace, en charge d’enquêter pour le compte des assurances au sein de la banque, dans une ambiance évidemment délétère, qui met le personnel à cran. Román, en proie aux insomnies et tenté par l’alcoolisme, voit son foyer conjugal passablement perturbé.
La fable nous entraîne bientôt loin de la capitale argentine, au cœur de cette nature inviolée où Román a été chargé par Morán d’enfouir le sac contenant les précieuses liasses, sous un énorme rocher, non loin d’un plan d’eau sur la rive duquel pique-nique et se délasse un conclave des deux sexes, auquel le citadin sera invité à se joindre… S’ensuivra une drôle de romance où convergeront à leur insu les assiduités de nos deux apprentis forbans pour une naïade néo-rurale.
Un conte attendrissant et cruel
Los delincuentes, sixième long-métrage du pontife de la «nouvelle vague argentine» Rodrigo Moreno, déploie ainsi, en deux actes dont cette « partie de campagne » fait la jonction, le théâtre captivant d’un récit nimbé de musiques, aux aller-retours temporels inattendus, et dont la durée, étirée sur plus de trois heures, fait pièce au formatage de nos fatigantes séries télévisées. Conjuguant l’air de rien, et sans y insister outre mesure, quelques remarquables audaces formelles (split-screens, fondus ralentis, superbes panoramiques ou plans fixes sur les paysages), sa coulée sans accrocs s’adosse à un scénario construit avec sûreté. Au fil des péripéties de ce conte à la fois savoureux, attendrissant et cruel, s’esquisse sans pathos, mais avec beaucoup de poésie, le rêve rousseauiste d’une vie simple, tout entière livrée à l’oisiveté, en communion avec la nature, sans préoccupation du lendemain, sans iPhone ni réseaux sociaux.
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Sciemment anagrammés pour leur donner sens, les prénoms de Morán et Román, et de Morna et Norma, leurs âmes-sœurs de rencontre dans ce paradis sylvestre, paraphent en quelque sorte l’utopie mi-écolo mi-anarchiste de se soustraire une bonne fois pour toutes aux contingences du réel. L’errance contre la routine, en somme. A ce titre, nous sommes tous des délinquants en puissance.
Los Delincuentes. Film de Rodrigo Moreno. Argentine, Luxembourg, Brésil, Chili. Couleur, 2023. Durée : 1h40. Sorti en France le 27 mars 2024.
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