Alors que l’hécatombe des bistrots d’autrefois continue, de nouveaux concepts de restauration, qu’on jugera pratiques ou ridicules selon sa propre sensibilité, prolifèrent dans le pays.
Sans chercher à dénigrer les coquillettes, qui sustentent petits et grands, réjouissant les plus fortunés comme les plus démunis par toutes les saisons, l’idée d’un bar consacré exclusivement à cette petite pâte creuse en forme de demi-lune n’a pu germer que dans l’esprit retors d’un ancien étudiant en école de commerce cherchant à réaliser les plus grosses marges du secteur de la restauration.
Jusqu’au 5 février prochain, vous pourrez donc déguster les coquillettes sous toutes leurs formes dans un « pop-up store » situé rue Saint-Denis et exclusivement dédié à ce produit ménager que tous les étudiants de France possèdent dans leur placard. Pour la modique somme de 12,90 euros, vous aurez l’insigne privilège de repartir avec un bol en carton – il n’y a pas de petites économies -, dans lequel se trouvera un plat d’une simplicité biblique « revisité » et surtout rebaptisé avec un nom en franglish comme le Coqui’chicken boursin qui doit utiliser cet autre standard de la gastronomie française qu’est le fromage à tartiner du même nom.
Le mono-produit présente de nombreux avantages
Il n’en fallait évidemment pas plus pour que quelques internautes facétieux se moquent de cet énième concept, qui n’est d’ailleurs pas nouveau, puisque Toulouse peut déjà se targuer d’avoir un restaurant permanent dont le chef n’est occupé qu’à la difficile confection de recettes employant les coquillettes comme ingrédient principal. Ainsi, une internaute a proposé d’ouvrir un bar à pain de mie où le client tartinera lui-même avec les « toppings » de son choix. Idée géniale s’il en est puisque ce restaurant ne nécessiterait qu’un personnel en nombre limité, le client accomplissant lui-même une bonne part du travail. L’Hippopotamus, le Buffalo Grill cher à Emmanuel Macron, et le Diners à l’américaine des aires d’autoroute ont donc désormais leurs homologues des quartiers-dortoirs estudiantins et des salariés du tertiaire, à Paris comme dans les métropoles provinciales.
A lire aussi: France qui bosse, France qui glande
Des concepts de ce type, qu’on jugera pratiques ou ridicules selon sa propre sensibilité, fleurissent un peu partout en France. La France découvre un type de restauration jusqu’alors réservé à l’Asie ou aux Etats-Unis, hors quelques exceptions comme la chaîne familiale des Relais de l’Entrecôte, où la traditionnelle carte et les menus sont remplacés par un produit décliné en plusieurs recettes. Ceux qui connaissent un peu le monde de l’entreprise auront vite compris le filon. Le mono-produit présente en effet de nombreux avantages concurrentiels. Il demande moins de travail une fois le concept rôdé, n’exige pas un personnel très formé en cuisine, et, last but not least, permet de réaliser d’importants profits.
Même les chefs s’y mettent
Ces raisons poussent donc de nombreux jeunes entrepreneurs à lancer des établissements du genre, mais également des grands chefs qui voient là une occasion de rentabiliser le reste de leurs activités. Certains le font avec succès et lancent des franchises qu’on finira immanquablement par retrouver dans les halls de gares. Citons notamment Michel Sarran, restaurateur doublement étoilé et ancien juré de Top Chef, qui a exporté avec bonheur un peu partout dans l’hexagone son « Croc’Michel ». D’autres ont connu des revers, à l’image de l’Aveyronnais Michel Bras dont les crêpes coniques n’ont pas su faire oublier l’aligot.
Qu’il s’agisse du croque-monsieur, du sandwich au pastrami de la gastronomie juive d’Amérique du Nord, des bo-buns vietnamiens, des paninis transalpins, des gaufres aux formes les plus originales (allez faire un tour dans le Marais pour les découvrir), ou bien sûr de cette création franchouillarde qu’est le tacos banlieusard fourré aux cordons-bleus du Père Dodu, il y a une visée commerciale qui signe aussi malheureusement un appauvrissement culturel et s’appuie sur la livraison à domicile par les plateformes de type Uber Eats. Les confinements dus à l’épidémie de coronavirus ont évidemment renforcé le phénomène mais il serait faux d’affirmer qu’ils en sont la cause unique et le fait générateur.
La gastronomie de la France d’avant disparait
La disparition des bistrots et cafés est une tendance lourde depuis plusieurs décennies. Une étude Statista produite par Tristan Gaudiaut le 5 mai 2020 le montrait très clairement [1]. La France avait 200 000 débits de boisson en 1960, on n’en décompterait plus que 38 800. Pis encore, entre 2010 et 2016, la France a encore perdu 10 000 établissements. Dans les zones rurales, c’est une véritable hécatombe. Il n’est d’ailleurs qu’à se promener dans des villes moyennes de la France dite des préfectures pour en sortir profondément triste – on y trouvera désormais plus facilement kebabs et pizzerias que restaurants traditionnels. Si plus de la moitié des cafés ont disparu en 20 ans, c’est parce qu’il est très difficile d’en faire des entreprises prospères et rentables.
A lire aussi: Vers l’effondrement de la filière sucre française
Paris est aussi touchée. La hausse spectaculaire des loyers couplée à l’apparition de groupes ayant pour stratégie la multiplication de franchises imposent une pression intenable pour le tenancier d’un bistrot familial. Mais il n’y a pas que ça. Il est malheureusement désormais difficile de trouver à Paris comme dans le reste de la France des restaurants bon marché où le choix ne se résume pas à une carte estampillée « Metro » (où vous aurez droit aux mêmes « burgers », salades dites « César », tartares, etc.). La cuisine régionale n’est plus qu’un lointain souvenir, de même que le répertoire bourgeois hérité d’Auguste Escoffier. Ces recettes demandent beaucoup de travail et des produits de qualité. Plus personne ne veut de plats mijotés qui nous obligent à nous installer à table avec une serviette et des couverts. Du reste, les goûts se sont de plus en plus mondialisés, les cartes présentant souvent un mélange d’influences asiatiques, italiennes et américaines, la France se retrouvant avec la portion congrue.
La civilisation française est mortelle
Dans une société liquide et nomade, la cuisine sédentaire ne fait plus vraiment recette. En recherche de terroir et de traditions, les Français s’abandonnent parfois aussi à une forme de caricature, où seule la viande est honorée, négligeant soupes, légumineuses, tartes et autres poules au pot. Les orgies rabelaisiennes de l’humoriste Jason Chicandier en témoignent. Mais que ces quelques excès soient pardonnés, car nous en sommes arrivés à un stade terminal où il semble qu’il faudra bientôt éditer des guides des restaurants authentiquement français pour que les touristes étrangers puissent encore s’y retrouver ! Je force le trait, mais la tendance est réelle. Massimo Mori, chef italien et propriétaire du Mori’s Bar à Paris, l’explique : « La cuisine italienne souffre d’être dénaturée à l’étranger, mais la cuisine française se mondialise en France. C’est triste. Vous avez pourtant une cuisine régionale fabuleuse. J’ai peur qu’elle ne sombre dans l’oubli ».
Si les civilisations sont mortelles, les gastronomies le sont aussi. Quelques chefs font de la résistance. Le Café des Ministères dans le septième arrondissement ou encore un Yves Camdeborde mettent à l’honneur la France éternelle, pas une France figée dans le passé, mais une France qui connait encore les classiques de ses grands-mères paysannes sans s’interdire de les dépoussiérer. Aidons-les et avec eux tous les jeunes chefs qui ne veulent pas passer leur vie à préparer des coquillettes au jambon !
Gabriel Robin est essayiste (Le Non Du Peuple, Cerf) et directeur de l’Agence Monceau, il travaille avec plusieurs chefs.
[1] https://fr.statista.com/infographie/21597/evolution-du-nombre-de-bistrots-et-cafes-en-france/
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !