Il y a quelques semaines, sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) », Alain Finkielkraut était virulemment pris à partie par Abdel Raouf Dafri, scénariste de cinéma et de télévision (Mesrine, Un Prophète, etc.). Séquence navrante, diffusée partout sur Internet, sans que personne n’ait songé à relever les étranges motivations de l’intéressé.
En effet, ce qui semble avoir échauffé le sang de Dafri, dans le livre de Finkielkraut, c’est que Maurice Barrès y soit cité. Il faut croire que Finkielkraut n’avait pas le droit. C’est interdit.[access capability= »lire_inedits »] Le fait que Barrès ait occupé la place qu’on sait dans la littérature et la vie des idées, le fait qu’il ait infiniment compté pour la formation intellectuelle d’une génération entière d’écrivains français, le fait, tout simplement, qu’il soit difficile, sans lui, d’analyser des phénomènes comme le nationalisme et le boulangisme, ou simplement de comprendre l’histoire de la Troisième République, tout ceci manifestement était secondaire pour Dafri, dont on ne parierait du reste pas qu’il l’ait lu. Aussi, lecteur, toi qui, par curiosité, as ouvert un jour Colette Baudoche ou Les Déracinés, et qui as le malheur d’en faire l’aveu, tu sais ce qui t’attend ! Le pilori est là, tout prêt.
Ayons donc une pensée pour le pauvre Antoine Billot (nom prédestiné !), économiste de renom, écrivain distingué, qui non seulement lit Barrès mais lui consacre un livre entier, dans la collection « L’Un et l’autre » où il a souvent publié. À la fois roman biographique, hommage et essai, Barrès ou la volupté des larmes retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance en Lorraine jusqu’aux couloirs de la Chambre en passant par l’affaire
Dreyfus, les joutes avec Maurras, la littérature, Anna de Noailles et l’Académie. Dans un style magnifique (longues phrases coulantes, vocabulaire choisi), il scrute l’homme public et intime, cherche le Barrès qui doute derrière son masque, montre Barrès le fils et Barrès l’amant, sur fond de turbulences politiques, du souvenir de 1870 et de scandale de Panama. Billot s’attarde aussi sur certains mots associés à la pensée barrésienne, qui la rendent aujourd’hui si sulfureuse : le nationalisme, par exemple, qui, dit-il, était d’abord chez Barrès une « invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, à écouter ce que ses morts ont à dire ». Regard littéraire, subtil, qui ne changera évidemment rien à la réputation exécrable de l’intéressé. Mais on devine que sur ce point,
Billot ne se fait pas d’illusions. Il est beaucoup question de Barrès aussi dans l’essai d’Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme. Ce titre tonitruant fait un peu peur ; l’auteur l’adoucit dès l’incipit en reconnaissant qu’« il n’y a pas eu qu’une seule naissance du fascisme, car il n’a pas existé qu’un seul fascisme ». Eisenzweig poursuit ici la réflexion entamée en 1999 à propos des sympathies terroristes des littérateurs de 1890 (Mallarmé, Paul Adam, Pierre Quillard, etc.), et développée ensuite dans son ouvrage Fictions de l’anarchisme : son idée, c’est que l’évolution politique des écrivains fin-de-siècle procède de causes principalement littéraires, et qu’elle reflète « la crise fin de siècle du privilège narratif, la rupture du lien que le réalisme romanesque avait jusqu’alors posé comme indépassable entre récit et vérité ». Après avoir traité, dans ce logiciel, les symbolistes anarchisants, Eisenzweig y mouline le nationalisme barrésien en cherchant des connexions entre sa littérature (analyse serrée des Déracinés) et ses idées (le basculement dans l’antidreyfusisme).
Si Barrès fut ce qu’il fut, n’est-ce pas avant tout parce qu’il fut écrivain ? Et si, au lieu de chercher dans ses romans le reflet de ses idées, on cherchait dans ses idées la conséquence de ses choix de romancier ? Analyse subtile, impossible à résumer ici, d’autant plus passionnante que l’auteur l’expose sans longueurs ni charabia. Barrès, du reste, n’est que l’un des sujets du livre, avec Bernard Lazare et Octave Mirbeau. En résultent trois essais captivants, qui jettent un pont entre la critique littéraire et l’histoire des idées. On enverrait bien ce livre à Dafri, de même que celui de Billot, si l’on ne craignait qu’il se plaigne, en les lisant, d’y trouver deux éléments incomestibles : un amour scrupuleux des textes, et une pensée.[/access]
Barrès ou la volupté des larmes, d’Antoine Billot (Gallimard).
Naissance littéraire du fascisme, d’Uri Eisenzweig (Seuil).
*Image : wikicommons.
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