Avec l’année 2023 s’éteint la dernière occasion avant longtemps de commémorer l’écrivain et homme politique, Maurice Barrès, mort il y a cent ans, le 4 décembre 1923.
Pourquoi s’en souvenir ? Que reste-t-il de lui aujourd’hui ? Un personnage honni qui rend suspect de sympathie avec « l’extrême droite » celui qui « ose » en prononcer le nom. Un infréquentable, nationaliste, antidreyfusard et antisémite viscéral plus marqué que d’autres du sceau de l’infamie.
Ses propos — inacceptables — du temps de l’Affaire Dreyfus ne passent pas, même s’il saura faire l’éloge de ses compatriotes juifs, en 1917, durant la guerre, à l’image d’Abraham Bloch, aumônier des armées, qui perdit la vie en portant un crucifix à un soldat mourant au milieu du champ de bataille. Barrès, toujours en mouvement, qui conciliait écriture et action politique par détestation de l’ennui, n’a pas survécu à la postérité.
L’essentiel le concernant semble avoir été dit, — son sort scellé —, l’installant dans le camp des bannis, au purgatoire des lettres françaises, et pourtant…
Un pan occulté de notre histoire culturelle
Taire son existence au XXIe siècle, — comme c’est le cas dans les programmes scolaires et dans les librairies —, revient à effacer de l’histoire littéraire, pour des raisons idéologiques, l’écrivain lu et renommé qu’il fut, ainsi que le député écouté et respecté de la Troisième République, — durant vingt-et-un ans —, héritier du boulangisme, militant patriote et chantre de l’Union sacrée. Or, ses écrits demeurent une mine d’informations sur le Parlement de la Belle époque, la guerre au quotidien, les suites de l’après-guerre, les cercles artistiques et journalistiques, l’humeur de la société au tournant du XIXe siècle et en ce début de XXe siècle… Notre lecture de Barrès mérite sûrement davantage de nuance et de précision que ce à quoi elle est réduite car son apport à la pensée française n’est pas nul.
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L’oublier serait nier le passeur, nourri de ses aînés (Taine, Renan, Lamartine, Hugo), influent sur ses cadets (Mauriac, Aragon, Genevoix, Gide, Dutourd, de Gaulle, Mitterrand …). Barrès est un maillon « sensible » unissant les vivants à ses morts qui ne craint pas de célébrer l’identité européenne aux racines judéo-chrétiennes, à travers les figures de Goethe, Dante, Tolstoï. L’oublier équivaudrait surtout à ignorer sa modernité alors que tant de ses combats font écho à notre quotidien. Il aborde déjà la sauvegarde du patrimoine architectural religieux, l’épineuse question du Proche-Orient qu’il connaît bien, l’état de la science et sa défense, et, en général, le rayonnement de la France dans le monde et son affaiblissement qui l’inquiète.
Des sujets dont on parle encore dans le débat national
Un siècle après la publication de La Grande Pitié des églises de France (1), pamphlet sur les conséquences de la loi de séparation des Églises et de l’État, — Barrès y recensait les églises du pays frappées d’effondrement faute de financement gouvernemental, le sujet s’invite à nouveau dans le débat public.
Édouard de Lamaze, président de l’Observatoire du patrimoine religieux avançait, en septembre 2023, que 10% des édifices était en grand péril. Pire, depuis l’an 2000, le rythme des destructions d’églises s’accroît. S’y ajoutent les actes, en augmentation, de pillages et de vandalisme qui ont récemment poussé les autorités à envisager la protection de ces bâtiments. La préservation de cet héritage culturel est donc loin d’être réglé.
Barrès s’était aussi intéressé au Proche-Orient. En mission parlementaire aux pays du Levant, il pressentait, il y a 110 ans, les fragilités, les fêlures et les dangers de cette région dans son Enquête (2). La lecture de ce texte, paru en 1923, livre des clés de compréhension de la situation actuelle. Déjà, il s’était ému auprès du président Poincaré, en 1919, du sort des Alaouites dont il défendait l’intégrité ; les Chrétiens d’Orient aussi avaient son soutien. Au-delà, il s’était entretenu avec les dignitaires de toutes religions. La guerre en Syrie ainsi que les relations avec la Turquie ont rappelé récemment les particularités de ce territoire complexe, mosaïque de peuples aux intérêts divers et souvent antagonistes.
Il craignait, encore, au sortir de la guerre de 14-18, que le confort matériel revenu ne détourne ses compatriotes du travail intellectuel. Sa campagne pour « la haute intelligence » destinée à stimuler l’esprit français, à remotiver la population traumatisée et à dénoncer « la grande pitié des laboratoires » s’avéra bénéfique : des subventions furent accordées à l’Université par l’État. Si l’action de Barrès en 1919 est un peu à l’origine de la création du CNRS, en 1939, bien des réformes restent à effectuer dans la recherche et l’enseignement scientifiques.
Moins prévisible fut son engagement en faveur du droit de vote des femmes, lorsqu’il s’est agi durant la guerre de proposer une loi pour le suffrage des morts, en 1916. Mais, avec d’autres partisans (la journaliste Séverine, Ferdinand Buisson, Abel Hermant), il s’est heurté aux préjugés sexistes de l’époque et n’a pu imposer à la Chambre le vote des veuves ou des mères endeuillées, qu’il avait qualifié de progrès pour les femmes, lesquelles attendirent 1945 avant d’obtenir le droit de vote aux élections.
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Méconnu et souvent dénigré, Barrès occupe donc une place particulière dans notre mémoire au sens où il est marginalisé. Or, il jouait de son vivant un rôle central dans la société en raison de son autorité intellectuelle. Ni Drumont, ni Maurras, Barrès est l’oublié : trop dilettante, pas assez opportuniste, peu charismatique, jaloux de son indépendance. Plaidons pour un retour à son œuvre (des éditions sont disponibles !), pour une relecture dépassionnée, sans concession ni préjugés, de Maurice Barrès.
(1) La Grande Pitié des églises de France, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2012.
(2) Une enquête aux pays du Levant, Houilles, éditions Manucius, 2005.
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