Toutes les banlieues sensibles ne sont pas des ghettos


Toutes les banlieues sensibles ne sont pas des ghettos

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Le terrorisme n’est pas un phénomène nouveau en France. Vous-même y avez été confrontée dès le début de votre carrière. Quelles évolutions avez-vous observées depuis ?

Ma première confrontation avec le terrorisme a eu lieu le samedi 20 mai 1978. J’étais alors directrice de cabinet du préfet du Val-de-Marne, qui avait la responsabilité de la sécurité de l’aéroport d’Orly. J’attendais au pavillon d’honneur installé dans le terminal sud pour accueillir les chefs d’Etat invités au quatrième sommet franco-africain. Une fusillade a éclaté dans la zone d’El Al, impliquant trois Palestiniens se réclamant des fils du Sud-Liban. Les terroristes ont été abattus mais deux policiers y ont laissé leur vie. Quelques jours plus tôt, la Légion avait sauté sur Kolwezi. Mais le terrorisme avait déjà frappé à Orly. En janvier 1975, le terroriste Carlos et un commando du FPLP avaient déjà tenté de détruire un avion d’El Al. Un autre appareil avait été touché. Il y avait eu des blessés. C’est à la suite de cet événement que la terrasse d’Orly sud a été fermée au public. Cette période a été marquée par l’activisme terroriste de Carlos dont le vrai nom, Ilich Ramirez Sanchez, témoigne de l’engagement communiste que lui ont transmis ses parents. Outre celles liées à Israël, ces cibles étaient : la police, avec la fusillade de la rue Toullier, et des organes de presse, comme L’Aurore ou Minute. Ce choix s’inscrivait dans un contexte de guerre froide. Le bloc communiste savait exploiter l’anticolonialisme et le tiers-mondisme contre les pays démocratiques.  Mais les attentats de janvier 2015 visaient les mêmes cibles : Juifs, police et presse, même si Charlie Hebdo a remplacé Minute. Aujourd’hui comme hier, ce choix des terroristes n’est pas fortuit : il vise à nous diviser, nous les Français, adversaires désignés de mouvements terroristes islamistes.

Si les cibles restent les mêmes, qu’est-ce qui a changé depuis les années 1970 ?

Les moyens techniques dont on disposait alors pour assurer la sécurité intérieure étaient limités. L’application de l’informatique aux fichiers de sécurité n’en était qu’à ses balbutiements. Et la Commission nationale informatique et liberté (CNIL), créée en 1978, allait en limiter le développement et les usages. L’époque était encore marquée par le souvenir du fichier des Juifs. Je me suis heurtée à ces questions entre 2006 et 2009 : en tant que secrétaire générale du ministère de l’Intérieur, j’ai dû défendre des projets importants de dématérialisation des procédures, qui passaient par la constitution de fichiers. Mais tout pouvoir appelant en démocratie une limite ou un contre-pouvoir, l’irruption massive de l’informatique nécessitait bien un contrôle. D’autant que la France est plus sensible à la protection de la vie privée que d’autres nations, qui font de la transparence maximum un impératif démocratique.

Dans ces conditions, quelles sont d’après vous les priorités pour assurer l’efficacité de la lutte contre le terrorisme ?

À l’heure de la mondialisation et des mégadonnées, il va falloir coordonner nos opérations à l’échelle internationale, sur la base d’une philosophie commune. Or les événements des 7, 8 et 9 janvier 2015 et les réactions qu’ils ont provoquées l’ont montré : les différences culturelles restent très fortes au regard de l’humour, de la religion, de la liberté et de ses limites. Dans de nombreux pays, y compris de tradition chrétienne, les caricatures de Mahomet n’ont pas été diffusées par la presse. Même en France, elles divisent l’opinion, alors que la gauloiserie et la dérision – qui n’épargnent pas le religieux – sont constitutives d’un esprit français qu’illustrent aussi des poètes et des  philosophes. Aujourd’hui, un certain nombre de Français, notamment les immigrés de tradition musulmane, ont du mal à se reconnaître dans le mouvement de solidarité qui s’est manifesté par le rassemblement républicain du 11 janvier. Ils ne sont pas pour autant des suppôts du terrorisme. Le refus de certains élèves de prendre part à la minute de silence a ému, étonné certains. Mais ne faut-il pas déjà une certaine dose de recul critique à un jeune musulman dans un quartier sensible pour rendre hommage à des flics, des juifs et ceux qu’il considère comme des blasphémateurs ? Lui a-t-on donné accès à cet esprit critique ? On nous dit que la guerre est déclarée. Mais c’est une guerre psychologique, qui se joue dans les esprits. Evitons que l’émotion ne remplace la réflexion indispensable à une action efficace.

Vous avez présidé pendant dix ans l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS), mis en place par la loi Borloo du 1er août 2003. Comment expliquez-vous le développement de ces « territoires perdus de la république » ?

La situation de nos banlieues préoccupe les pouvoirs publics depuis plus de quarante ans. Souvenons-nous du mot d’ordre lancé en 1989, « pour en finir avec les grands ensembles ». Des opérations «  Habitat et vie sociale » au programme de cohésion sociale en passant par Banlieues 89, la politique de la ville a sécrété de nombreux organismes, consommé beaucoup d’argent public, mais la question surgit régulièrement de l’utilité de ces actions. L’ambition du plan Borloo – « remettre les quartiers dans la République et la République dans les quartiers » – ne pouvait qu’emporter l’adhésion. Les moyens alloués étaient puissants, et la création de l’observatoire avait été motivée par la volonté d’évaluer l’impact du programme. Nous étions chargés de suivre toute une batterie d’indicateurs relevant de l’urbanisme, de l’emploi, de l’économie, de la santé, de la sécurité, des discriminations… Notre rapport annuel était l’occasion pour la presse de constater, année après année, que la situation socio-économique y était toujours à peu près deux fois pire que sur le reste du territoire. Mais d’emblée, nous avons été confrontés à des difficultés de recueil de données, liées à des incertitudes et des contradictions dans les objectifs visés. S’agissait-il d’éviter les explosions de violence, les émeutes urbaines ? De répondre à l’injonction : « Dites-nous où ça va exploser » ? S’agissait-il d’intégrer ces quartiers ou leurs habitants à la communauté nationale ? La réduction des écarts socio-économiques allait-elle y suffire ?

Finalement, comment avez-vous procédé et qu’avez-vous constaté ?

D’abord, il a fallu créer les instruments de mesure, souvent inexistants  à l’échelle de ces quartiers : il n’y avait pas de thermomètre. Dès 2005, nous avons pu constater que ces zones n’étaient pas – du moins pas toutes – des ghettos. Une partie des habitants y résidaient par choix et attachement à leur cité tandis qu’une autre, s’agissant des quartiers aux loyers les plus bas, n’avait pas le choix. Une rotation des habitants comparable à ce que l’on rencontre ailleurs renouvelle en permanence la population de ces zones, mais ceux qui partent sont dans une situation socio-économique plus favorable que les nouveaux venus : ces quartiers fonctionnent en partie comme des sas. Tout est toujours à recommencer. Par ailleurs, l’absence de statistiques dites ethniques nous a aussi privés de moyens d’analyse. Après une première exploitation de données du recensement, il a fallu plusieurs années pour pouvoir établir des corrélations entre la place des immigrés ou descendants d’immigrés dans ces quartiers et la nature ou l’ampleur des difficultés rencontrées. C’est l’exploitation, à partir de 2010, d’une enquête sur la « diversité »[1. « Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France », menée par l’INSEE et l’INED.] qui nous a permis de livrer quelques analyses sur le sujet. Mais même avant cela, l’occultation de l’immigration dans les données officielles n’empêchait pas le professeur de collège, dans ces quartiers, de s’apercevoir que les trois quarts de ses élèves étaient d’origine immigrée. Et que leurs difficultés scolaires n’étaient pas seulement liées aux problèmes socio-économiques de la famille, mais aussi à des handicaps culturels – à commencer par la maîtrise de la langue.

Quels autres problèmes pensez-vous que la focalisation sur des éléments « objectifs », purement socio-économiques, occultait auparavant ?

Cette négation de la dimension culturelle se traduit aussi dans la manière dont on désigne ces quartiers prioritaires de la politique de la ville. En les rebaptisant aujourd’hui « quartiers populaires », ne se cache-t-on pas derrière son petit doigt ? L’appellation de « zones urbaines sensibles », jugée trop « stigmatisante », ne manquait à mon avis pas de pertinence. J’avais eu l’occasion de m’en expliquer devant la mission d’information du Sénat sur les banlieues en 2006. J’avais rappelé que la politique de la ville était née en réponse aux émeutes urbaines, et qu’on ne pouvait pas nier non plus la dimension psychologique, le sentiment de discrimination et la susceptibilité d’habitants de ces zones souvent en demande de considération. J’avais ajouté qu’il pourrait être positif d’introduire de la sensibilité  dans l’univers machiste de ces quartiers. À Fadela Amara, alors secrétaire d’Etat chargée de la politique de la ville, qui cherchait des indicateurs pour mesurer la situation dans ces zones, j’ai suggéré de prendre en compte la visibilité des femmes. Il ne s’agit pas seulement du port du voile, intégral ou non, mais de leur simple présence dans l’espace public.

Sur la question de l’égalité entre hommes et femmes, le gouvernement actuel semble tout de même déployer des moyens considérables…

Est-ce la meilleure façon de répondre au refus d’égalité entre les hommes et les femmes que de jeter le trouble sur la notion de mariage ? Au lieu de faire la leçon, montrons l’exemple. Angela Merkel et la reine de Jordanie étaient bien seules au premier rang des dirigeants, le 11 janvier…

Les investissements massifs de l’Etat dans l’urbanisme, la lutte contre le chômage et les discriminations, vous semblent-ils tout de même nécessaires ?

Oui, il fallait s’atteler à la rénovation urbaine, désenclaver ces quartiers, organiser un aménagement de l’espace propice à la prévention de la délinquance. Mais sans réforme profonde de la politique du logement – et pas seulement dans ces quartiers – les mêmes problèmes vont resurgir. Oui, l’emploi est le meilleur facteur d’intégration et les banlieues souffrent deux fois plus du chômage que le reste du territoire. Mais là encore, les solutions sont nationales et européennes. En la matière, les banlieues ne sont que le miroir grossissant de nos difficultés, dues à des politiques inadéquates. Moins de règlements, moins d’organismes, moins d’impôts donc moins de dépenses publiques, voilà qui permet à toutes les énergies de se libérer. Oui, il faut aider les collectivités locales surchargées financièrement du fait d’une concentration de populations pauvres. Mais l’intégration est une responsabilité première de l’Etat. Elle s’adresse non pas à des territoires, mais à des familles, des personnes. La création en 2009 de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, rattaché au ministère de l’Intérieur, va dans le bon sens. Mais l’intégration ne se fait pas dans le temps limité d’un contrat d’accueil et d’intégration. Oui, il est bon que les immigrés bien intégrés puissent acquérir la nationalité française et accèdent ainsi à la pleine citoyenneté. Mais les cérémonies de remises de décret comme celles auxquelles j’ai procédé en tant que préfète tournent parfois à la démonstration de non-intégration. Oui, nous sommes un pays laïc. Mais nous ne sommes pas fâchés d’avoir hérité, via le Consulat et l’Empire, d’une organisation des cultes protestants et israélites, moins spontanément structurés que le catholicisme. Le Conseil français du culte musulman, fruit des efforts de Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy, doit pouvoir jouer ce rôle de catalyseur d’un islam de France rejetant le fondamentalisme.

Notre intégration croissante dans un système politique supranational, et l’évolution considérable des normes relatives aux Droits de l’homme qu’elle entraîne, par le biais de la CEDH notamment, n’affaiblit-elle pas notre capacité à relever les défis du terrorisme ?

Aucun pays ne peut vivre coupé du reste du monde et il serait irresponsable de ne pas tenir compte des interdépendances entre nations, proches ou éloignées. Nous importons par l’image des conflits dont nous ne sommes pas les acteurs. Et nos interventions sur des théâtres d’opérations extérieurs ne sont pas sans lien avec notre désignation comme cible du terrorisme islamiste, qui était à nos portes. C’est pourquoi, dès 2008, la commission du Livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale, à laquelle j’ai participé, a promu une vision globale reliant sécurité intérieure et extérieure et mettant l’accent sur le renforcement du renseignement. En la matière aussi, l’efficacité passe par la coopération internationale. Mais parallèlement, de plus en plus de nos normes juridiques sont susceptibles d’être contrecarrées par des règles et des juridictions internationales. Qu’il s’agisse de la CEDH, au sujet de la loi de 2010 interdisant le voile intégral dans l’espace public, ou du Parlement européen, à propos de la directive PNR sur le contrôle des passagers aériens, les décisions des autorités françaises peuvent être remises en cause. Les instances supranationales sont trop éloignées des menaces ou des atteintes à la sécurité, donc pas assez réactives. Or l’équilibre qui permet d’assurer la paix civile est toujours précaire. Elles sont aussi plus éloignées des citoyens, qui ne savent plus à qui demander des comptes. La démocratie s’en trouve affaiblie.



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fut collaboratrice de Philippe Séguin, au ministère des Affaires sociales (1986-1988), puis à l’Assemblée nationale (1993-1996). Aujourd’hui, elle préside le groupe Droite & Centre au Conseil régional de Bretagne.

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