Banlieue debout?


Banlieue debout?
(Photos : Laurent Gayard)
(Photos : Laurent Gayard)

Tandis que les désolants Nuit debout ont décidé de chasser de la place de la République ceux qui ne leur plaisent pas à coups d’insultes et de crachats, d’autres mènent un combat moins médiatisé et plus quotidien pour tenter d’abattre les murs plutôt que de dresser des cordons sanitaires autour de leurs idées. A 17 kilomètres au nord-est de Paris, dans le parc forestier de la Poudrerie de Sevran-Livry, une centaine de personnes se sont réunies dimanche 17 avril à l’occasion de la Fête de la fraternité et d’un hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. La rencontre ne s’est pas limitée aux hommages et aux formules généreuses mais a permis de partager expériences de lutte, témoignages et projets d’action pour faire tomber le mur du silence qui entoure encore largement en 2016 ce qu’un collectif d’enseignants appelait il y a près de quinze ans « les territoires perdus de la République ». Beaucoup de ceux qui participent ce dimanche à cette grande réunion aux airs de pique-nique printanier se connaissent déjà : représentants associatifs, travailleurs sociaux, habitants et habitantes de communes de la Seine-Saint-Denis, ou quelquefois de plus loin. Nombreux sont aussi ceux et celles qui se rencontrent pour la première fois et mesurent la proximité des luttes partagées à distance depuis des années.

On vient d’un peu partout en effet : Sevran bien sûr, et le quartier des Beaudottes, ou des communes avoisinantes, comme Saint-Denis, Aubervilliers ou La Courneuve, mais aussi de Tours, comme François Norelle ou Yamina Mahboubi, respectivement représentant et présidente de l’association Je suis France, créée après les attentats de janvier 2015 dans le but de lutter contre la radicalisation dans les quartiers, sans bénéficier d’ailleurs du soutien enthousiaste des élus. Aucune subvention, aucune aide n’est perçue par l’association qui ne se sent pas vraiment encouragée : « Ils considèrent que nous les mettons en porte-à-faux puisque nous dénonçons une situation qui est la rançon de la politique menée depuis des années. » L’association met donc en place comme elle le peut rencontres et ateliers à destination des plus jeunes notamment. « Il s’agit de regagner le terrain pris par les islamistes et nous devons les battre en utilisant la stratégie qu’ils emploient, celle de la proximité. » Terrain stratégique dans des zones où l’autorité publique, aux yeux des habitants, n’intervient plus et a laissé le champ libre aux fondamentalistes, aidés quelquefois par la complaisance des élus. Ceux-là ont ainsi trouvé un moyen d’acheter la paix civile ou de tirer un profit électoral en donnant de l’argent à n’importe qui et quelquefois aux plus extrémistes.

La complaisance ancienne des élus locaux

« Les trois quarts des salles de prière en France sont gérées par des associations culturelles de statut loi 1901, à but non lucratif, qui permet d’obtenir des subventions publiques. (…) Nombre de lieux de culte musulman jouent sur les deux registres, partant du fait qu’une mosquée n’est pas qu’un lieu de prière », rappelait L’Express en… 2002. La conséquence principale étant que les collectivités locales peuvent accorder de généreuses subventions à des lieux de prières qui passent pour des lieux culturels plutôt que des lieux de culte grâce à la présence d’une bibliothèque ou d’une médiathèque. Le financement controversé de la grande mosquée de Bordeaux, la polémique autour de celle de Marseille ou le rôle décrié du Conseil français du culte musulman et ses liens troubles avec l’Union des organisations islamiques de France ont été en fait les grands arbres cachant la forêt touffue des subventions locales aux associations religieuses.

En arrière-plan il y a bien sûr la situation sociale des villes où l’extrémisme et la radicalisation prolifèrent le plus. Depuis 2014 et la fondation de la Brigade des mères, Nadia Remadna, sa présidente, habitante de Sevran et travailleuse sociale, ne cesse de dénoncer cette situation. En point de mire, la complaisance des élus locaux et des pouvoirs publics qui ont délaissé les quartiers jusqu’à la conclusion tragique des attentats de Paris et de Bruxelles, au point que les grands médias se demandent aujourd’hui s’ils ne sont pas susceptibles de produire des Molenbeek à la française. « La ville de Sevran est pour la Brigades des mères un lieu symbolique. C’est ici, en 2014, que, face à la montée de l’intégrisme et au sentiment d’abandon, nous avons voulu réagir. » Mégaphone en main, juchée sur une chaise face à la petite buvette du parc, Nadia Remadna en impose à l’assemblée. Beaucoup lui sont reconnaissants d’avoir fait parler de leur combat au-delà des murs de la banlieue. Le contexte y est pour quelque chose, bien sûr, mais la personnalité de celle qui avait pris d’assaut il y a quelques semaines la place de la République avec ses « brigadières »  – avant que les Nuit debout ne s’y installent – n’est pas faite pour desservir sa cause. « En 5 minutes chez Taddéi, elle a réussi à déconcerter quelqu’un comme Houria Bouteldja (la porte-parole du Parti des indigènes de la République, ndlr) qui avait semble-t-il oublié que les militantes de terrain savent de quoi elles parlent », assène Soad Baba-Aissa, représentante de l’association Femmes solidaires. Avec un certain amusement, Ahmed Meguini, président du réseau LaïcART, évoque aussi « l’effet de sidération » provoqué par Nadia Remadna qui recadrait sévèrement il y a quelques mois Laurent Joffrin ou Thomas Guénolé sur la question des « imams républicains » au cours du premier colloque du Comité Orwell organisé à Paris.

Les intervenants se succèdent au mégaphone qui sert de micro. Autour des petites tables de jardin sur lesquelles on pique-nique, les langues se délient. Chacun parle des problèmes de sa ville, de son quartier, de ses actions ou simplement de ce qu’il voit ou subit en tant que riverain, parent ou habitant. Sofia, une Femen volubile, propose de lancer une « Nuit debout des femmes » le week-end suivant à Clichy-sous-Bois. Je lui demande si elle était présente lorsque le salon salafiste de Cergy-Pontoise avait été perturbé par son mouvement : « Oui bien sûr ! C’était un sacré coup ça ! » A côté d’elle, deux représentantes du Mouvement mondial des mères m’expliquent que leur association, fondée en 1947, possède désormais un statut consultatif à l’ONU et elles plaident pour un renouvellement de la pensée féministe : « Le féminisme a regardé la maternité comme un frein pendant des années. A l’inverse, dans d’autres pays, les femmes ne sont considérées que comme mères. Il y a certainement un hiatus à résoudre. »

La France veut-elle vraiment savoir ?

Parmi les invités de ce dimanche à Sevran, la présence de Véronique Roy, la mère de Quentin, jeune homme de 23 ans mort en Syrie en janvier dernier, était également remarquée. Invitée le 14 avril de l’émission Dialogues citoyens en présence de François Hollande, elle regrette l’ambiguïté vis-à-vis du salafisme d’un président se réfugiant dans la tergiversation, ce qui aura été, pourrait-on ajouter, la marque de fabrique de son mandat présidentiel. Véronique Roy est aussi habitante de Sevran, où son fils a peu à peu embrassé la cause de l’islam radical. Face aux intervieweurs, elle martèle encore en ce dimanche, trois jours après son face-à-face avec le chef de l’Etat, que tout cela « aurait pu être évité et peut encore être évité. Aujourd’hui on peut endiguer l’hémorragie », tout en regrettant que le message ne soit pas encore assez bien reçu dans notre pays : « J’ai été contacté par une association libanaise après la mort de Quentin. J’ai eu l’impression d’être plus entendue là-bas qu’en France. »

Ce constat est très largement partagé par celles et ceux qui sont présents ce dimanche au parc de la Poudrerie. Et force est de constater également qu’une absence flagrante crève les yeux ce jour-là : celle des élus locaux. Pas un seul n’a fait le déplacement. Pas de Stéphane Gatignon, maire de Sevran, ni aucun autre politique en vue. Parmi la foule disparate de représentants du monde associatif et de la société civile qui sont venus rappeler aujourd’hui que certaines ou certains « tirent la sonnette d’alarme depuis plus de dix ans », cette absence est peut-être finalement ce qui se voit le plus. Et si l’on met en relation cette très concrète absence du politique avec les grandes déclarations d’intention de la communication gouvernementale et élyséenne en ce qui concerne la résurrection nécessaire de l’esprit citoyen, on ne peut que conclure que l’élu est par nature tout autant que par nécessité « bavard pendant la campagne, avare pendant son mandat… »

L’effet de cette maxime est renforcé par une dérive de la pratique politique sur le plan local qui semble ne plus se soucier que de préserver des micro-baronnies électorales au point de délaisser en grande partie les administrés quand ils ne sont plus vus comme des électeurs, ou de consentir à une alliance avec le diable au prix de quelques voix supplémentaires. « Les gouvernements, écrit Tocqueville, périssent ordinairement par impuissance ou par tyrannie. » Puisque le politique confie ainsi son impuissance, ou son indifférence, à un niveau où sa probité et sa présence sont pourtant les plus requises, la société civile a-t-elle le pouvoir de faire passer au politique le goût de l’inaction avant qu’on ne lui impose un autre pouvoir, celui de la tyrannie ? Tandis qu’on regarde s’envoler quelques dizaines de ballons dans le ciel, la petite foule présente entonne la Marseillaise, en hommage aux victimes des attentats. Comme l’écrivait encore Tocqueville : « La démocratie ne vaut que par la qualité des citoyens. »

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