Le directeur de l’Observatoire des Inégalités a publié, le 23 février 2023, un texte ahurissant appelant à repousser l’âge de l’apprentissage de la lecture.
Se référant aux travaux du linguiste Alain Bentolila et à des données de l’OCDE, Louis Maurin énonce entre autres, qu’il n’existe « aucun lien entre le fait de savoir lire tôt et le niveau ultérieur des individus », que ce serait « prendre à l’envers » le problème que de permettre aux enfants de s’adonner plus tôt aux joies de la lecture plutôt que de retarder cet apprentissage, ou encore que notre pays, « arc-bouté sur ses traditions », s’entête dans un sprint qui n’aurait comme conséquence que d’empêcher de « réduire les tensions liées à la compétition scolaire dans les plus petites classes et réduire les inégalités sociales à l’école ». Une des analogies les plus amusantes dans ce vibrant plaidoyer serait celle suivant laquelle « si l’école demandait aux enfants de savoir faire du vélo, les parents diplômés s’acharneraient davantage à leur apprendre le deux-roues. Pourtant, même sans cela les enfants finissent tous par savoir faire du vélo ». L’auteur de ces lignes en est tombé de sa selle. Mon sang n’a fait qu’un Tour (de France). En effet, il serait dès lors préférable de ne pas participer à la course plutôt que d’améliorer son temps?
Nous ne ferons pas à Monsieur le Directeur l’offense de rappeler qu’une étude publiée en 2018 dans le journal Plos One a révélé que l’apprentissage précoce de la lecture était associé à une meilleure compréhension de la langue, une plus grande fluidité de lecture et une plus grande confiance en soi chez les enfants. Ni qu’une étude menée en 2016 par des chercheurs de l’Université de Floride a montré que l’apprentissage précoce de la lecture était associé à des performances supérieures en mathématiques et en sciences chez les élèves du primaire. Ni qu’une méta-analyse de 20 études différentes publiée en 2017 dans le périodique Early Childhood Research Quarterly a montré que les enfants qui apprenaient à lire tôt avaient tendance à avoir de meilleures compétences en lecture que ceux qui apprenaient à lire après eux. Ni qu’une étude publiée en 2015 dans le journal Developmental Psychology a montré que l’apprentissage précoce de la lecture était associé à une plus grande activation de certaines régions du cerveau impliquées dans le traitement de la langue et de la lecture.
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Par ailleurs, nous n’irons pas jusqu’à rappeler qu’Emilia Ferreiro, psychologue et chercheuse argentine, a mené des études sur les processus d’apprentissage de la lecture et a conclu que les enfants étaient capables d’apprendre à lire bien avant l’âge traditionnellement considéré comme approprié. Que Stanislas Dehaene, éminent neuroscientifique français, a écrit plusieurs livres sur le cerveau et l’apprentissage, dont Les neurones de la lecture, défendant l’idée que son apprentissage précoce peut être bénéfique pour les enfants en stimulant certaines zones du cerveau et en développant des compétences cognitives. Que Sally Shaywitz, une chercheuse américaine en neurologie, a mené des études sur la dyslexie et a conclu que les enfants qui apprenaient à lire tôt étaient moins susceptibles de développer des troubles de la lecture. Que John Hattie, un chercheur en éducation néo-zélandais, a mené des méta-analyses de recherches sur l’efficacité de différentes méthodes d’enseignement et a conclu que l’apprentissage précoce de la lecture avait un effet positif sur les performances académiques des élèves.
Il est étrange que le texte de l’Observatoire, quant à lui, ne cite quasiment aucune étude plus scientifique sur le sujet… Pour autant, il a au moins l’honnêteté de reconnaitre que les parents diplômés apprennent à leurs enfants à lire avant même leur entrée en primaire, et c’est là tout le nœud du problème : il est des inégalités qui ne seront jamais comblées. Certains parents ne cesseront jamais de pousser leurs enfants à aller plus vite que la musique. Et pendant que ces parents feront « lire le petit prince à 6 ans » à leurs enfants comme le chantait Renaud, d’autres laisseront les leurs vaquer à leurs abrutissantes occupations.
Le chocolat Milka de notre enfance est peu à peu remplacé par d’autres tablettes. Les enfants sont en effet confrontés aux smartphones de plus en plus jeunes, et regardent des programmes télévisés de moins en moins édifiants. En l’absence de réel contrôle des parents, c’est donc véritablement un nivellement par le Baba que nous propose l’Observatoire.
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En tout état de cause, serait-il judicieux de retarder l’âge auquel les enfants apprennent à lire, donc à s’ouvrir sur ce que le monde a à leur offrir de meilleur, de plus enrichissant intellectuellement, à l’heure où ils sont confrontés de plus en plus jeunes aux affres de la crétinisation généralisée, via les réseaux sociaux et la télé poubelle ? Ne serait-il pas dramatique dans le pays de Victor Hugo, voisin de celui de Tintin, qu’un enfant apprenne à utiliser TikTok avant de savoir lire ? C’est malheureusement déjà le cas, et il est navrant que le directeur d’un centre censé lutter contre les inégalités reconnaissant en amont son incapacité à les résorber, ne les accroisse en ne comprenant pas que sa mesure creuserait davantage le fossé entre ceux dont les parents n’attendent pas le premier cours de lecture et ceux qui n’ont pas les possibilités ou la capacité d’aider leurs enfants. Parce qu’une chose est certaine : cette mesure ne changera en rien le rythme d’apprentissage des premiers, mais ralentira celui des enfants défavorisés. Il serait dramatique que la première aventure sélénite d’un enfant soit moins liée à Tintin et au Professeur Tournesol qu’à un youtubeur pour qui Neil Armstrong n’a jamais mis le pied sur la lune.
Inutile de ressasser les quelques recherches citées plus haut… Nul besoin d’être un éminent chercheur pour trouver le lien indubitable entre le fait de savoir lire et le fait… de lire. Lire, c’est le début de l’émancipation intellectuelle, donc le début de l’émancipation tout court. C’est le début de l’autonomie. Le début du questionnement, de la compilation d’informations éparses, de la remise en cause de ce qu’on récolte au gré de nos pérégrinations écrites. C’est le début d’un voyage, un long voyage de construction personnelle et intellectuelle. Et devant un tel voyage, une telle aventure qui attend les futurs acteurs du monde de demain, il serait criminel de les maintenir dans l’ignorance une année entière de plus. Prions pour que la lettre ouverte de l’Observatoire reste lettre morte.
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