Dans un court livre coécrit avec son éditeur Eric Hazan (L’Antisémitisme partout), Alain Badiou revient sur l’accusation d’antisémitisme portée contre lui. À cette question venue sur le devant de la scène des débats politiques et intellectuels entre 2005 et 2009, après la parution de De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Badiou a déjà maintes fois répondu, en particulier dans une tribune parue dans Le Monde le 25 juillet 2008 sous le titre « Tout antisarkozyste est-il un chien ? ». Le débat semblait en grande partie clos. On peut donc s’interroger sur les raisons de cette nouvelle défense pro domo, présentée d’ailleurs pour ce qu’elle est en réalité : une « attaque ».
Revenons rapidement sur les origines de la question. À la suite de la parution de Circonstances 3, puis de Circonstances 4, Badiou est accusé (Bernard-Henri Lévy) ou se sent accusé (Frédéric Nef, Roger Pol-Droit, Eric Marty, Pierre Assouline, Jean-Claude Milner, Pierre-André Taguieff) d’antisémitisme par des intellectuels que le philosophe soupçonne, à tort ou à raison, de militer en faveur de Sarkozy ou du sarkozysme, courant de pensée que Badiou assimile alors à une sorte de pétainisme éternel.
Badiou voit ainsi l’accusation d’antisémitisme dans un essai d’Eric Marty (Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Gallimard), contributeur régulier de la revue Le Meilleur des Mondes aujourd’hui disparue, mais considérée à l’époque comme un « nid » de néo-conservateurs français. Il la voit aussi dans les commentaires de Jean-Claude Milner et de Pierre Assouline, ce dernier s’étant interrogé sur les propos tenus par Badiou lors d’un séminaire à l’ENS qualifiant Sarkozy d’« homme aux rats » et ses électeurs de « rats ».
Badiou et Hazan reviennent sur ces différentes accusations, du moins sur ce qu’ils perçoivent comme des accusations, puisqu’aussi bien Eric Marty que Pierre Assouline se sont défendus de considérer Badiou comme antisémite – Assouline se demandant simplement en quelle année on avait bien pu comparer des êtres humains à des « rats » en France.
Alors quoi ? Toute personne ayant lu Badiou sait que le philosophe n’est pas antisémite, mais obsédé par l’Etat d’Israël et la situation en Palestine – ce qui n’est pas la même chose. Si Badiou n’est pas soupçonnable d’antisémitisme, à quoi rime la parution de ce livre ? C’est que l’objet du texte n’est pas, pour Badiou, de répondre à l’accusation d’antisémitisme dont il fut ou s’est senti victime. Il s’agit en réalité d’un pamphlet accusatoire.
Badiou et Hazan s’interrogent d’abord sur les conditions dans lesquelles ce débat est né. Ils considèrent que l’accusation portée contre Badiou s’inscrit dans un cadre plus large, celui de la montée d’une vague d’antisémitisme en France à partir de 2002. Cette vague a été mise en évidence par de nombreux travaux, dont ceux de Pierre-André Taguieff. C’est cependant l’existence même de cette vague antisémite que Badiou conteste, d’où le titre de son livre « l’antisémitisme partout », en forme d’ironie provocatrice.
Pour Badiou, la remontée de l’antisémitisme en France depuis le début du XXIe siècle est plus qu’un mythe, c’est une construction intellectuelle et militante : elle serait destinée à légitimer toutes les conceptions politiques pro-sionistes.
L’argumentation de Badiou pèche sur plusieurs points. En premier lieu, l’existence d’une nébuleuse néo-conservatrice dans les milieux intellectuels français prête à discussion. Il faut n’avoir pas lu sérieusement, par exemple, la revue Le Meilleur des Mondes pour y voir un simple organe de pensée néo-conservatrice. Cette revue était beaucoup plus complexe que cela. Les personnes incriminées par Badiou ne se reconnaissent évidemment pas dans cette accusation. Concernant la présence ou non d’un antisémitisme fort dans notre pays, Badiou et Hazan minimisent volontairement les indicateurs dont ils ont connaissance, insistant par exemple sur l’affaire de la fausse agression antisémite de « Marie L. » dans le RER D en 2004, omettant volontairement d’autres affaires comme celle de l’assassinat d’Ilan Halimi par le gang des « barbares ».
Si la défense de Badiou sur le thème « je ne suis pas antisémite » est convaincante, il n’en est pas de même de l’attaque du philosophe sur le thème « vous avez inventé un antisémitisme qui n’existe pas ». Du coup, la cible principale de ce petit essai fait flop. En employant le terme d' »instrumentalisation », Badiou veut simplement montrer que le « complot » en faveur d’Israël, à l’œuvre, pense-t-il, dans les milieux intellectuels français, viserait à masquer la responsabilité de l’Etat israélien dans les réactions de haine dont il est victime, particulièrement dans nos banlieues. Un des objets de ce complot serait de « stigmatiser » la jeunesse issue de l’immigration et, de ce fait, de mener une opération de propagande bourgeoise contre les classes laborieuses…
On le voit, le logiciel du vieux mao n’a guère évolué. Il s’agit essentiellement de cela : montrer du doigt « le réel et principal responsable ». Du point de vue de Badiou. Et accessoirement, de jouer sur les notions d’antisionisme et d’antisémitisme afin d’alimenter de nouveau le débat, et pourquoi pas l’accusation d’antisémitisme. Tout en se tenant à l’écart de tout ce qui vient de la gauche et qui est clairement antisémite, en particulier les courants groupusculaires qui ont donné des listes électorales antisionistes il y a peu. Pour Badiou, les hommes de gauche devenus antisémites ne sont plus de gauche. Tout n’est-il pas bon pour défendre la citadelle apparente de la pureté politique que serait la gauche radicale ? Au fond, peut-être est-ce cela qui inquiète réellement Badiou, cette présence d’un antisémitisme de gauche, plus que l’existence de néo-conservateurs en France…
Du reste, les accusations repérées par Badiou à son encontre sont-elles à l’origine de cette polémique ? Ce n’est pas certain. Badiou feint tactiquement d’être victime d’une offensive néo-conservatrice française. Où sont les intellectuels, où sont les livres niant le droit à l’existence de la Palestine ? Il y a des penseurs, des intellectuels des livres qui défendent le droit à l’existence d’Israël et une position critique quant aux modes d’actions des mouvements palestiniens. Ces positions sont perçues comme étant anti-palestiniennes, parce que le logiciel de l’extrême-gauche pro-palestinienne ne peut plus penser en dehors d’un manichéisme pauvre. C’est pourquoi Badiou ne peut voir que les accusations auxquelles il répond sont, à l’origine, une réaction à la présence forte, en France, d’un refus du droit à exister pour Israël.
Ainsi, il ressort de cet essai un manichéisme qui ne fait pas, en apparence, honneur à Badiou. Ce point de vue est cependant erroné : le philosophe ne cherche pas à philosopher mais à militer. Si une chose est bien plus intéressante à observer dans la pensée de Badiou que la présence d’un éventuel antisémitisme, c’est bien cela : cette pensée en est restée aux années 1970, époque où la philosophie se confondait avec le militantisme manichéen, où l’on était dans le camp du bien ou dans celui du mal. Cette pensée poussiéreuse survit, avec les mêmes modes de fonctionnement qu’hier, ne s’interrogeant aucunement sur le vrai, le juste, le bien ou le mal. Son objet n’est pas de réfléchir sur un fait mais uniquement de trouver le vecteur permettant d’utiliser ce fait à des fins militantes. En ce sens, la militance pro-palestinienne et antisioniste de Badiou, sous couvert de lutte en faveur des peuples opprimés, est avant tout une manipulation de la cause palestinienne à des fins de développement philosophico-politique militant personnel. La Palestine est ici le mode d’accès à une « révolution » en France. Cette fausse posture en rejoint une autre, celle d’être passé sous silence, d’être un martyr ou presque, alors que le philosophe est présent partout, émissions de radio et de télévision, presse, librairies, universités, etc. De cela, il convient d’être méfiant. La question du Proche-Orient mérite sans doute de meilleurs avocats que ceux de cette sempiternelle fabrique du virtuel.
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