En ces temps où une pluie de bêtise féministe courroucée s’abat joyeusement sur la tête des « 343 salauds » (qui par un prompt renfort ne sont plus que 342), il me semble urgent d’aller se rafraîchir l’âme et s’aérer les neurones en écoutant sur le site de France Culture l’excellente intervention de Badiou sur les métamorphoses du féminin et du masculin dans le monde contemporain. Amis réacs, tout est possible : même un féminisme intelligent ![access capability= »lire_inedits »]
Il existe bel et bien – et Badiou est loin d’en être le seul représentant – un féminisme qui affirme la différence sexuelle et sa puissance. Un féminisme parfaitement indifférent à « l’envie du pénal », attaché aux avancées existentielles et réelles et qui se bat le vagin des avancées formelles du « droit bourgeois ». Un féminisme vivant, doué d’humour et porteur d’une substantialité éthique incarnée et joyeuse. Un féminisme naturellement étranger au registre victimaire ou moralisateur.
Si j’ai refusé pour ma part de signer l’appel des « salauds », ce n’est certes pas parce que je serais favorable au détestable projet de loi sur la prostitution. Il n’est que l’une des innombrables – mais pas la plus insigne – bassesses de la sinistre présidence Hollande. Je partage bien sûr l’hostilité des signataires envers les interventions de l’État dans la vie sexuelle. Mais je n’apprécie pas davantage, à vrai dire, que la main invisible du marché se glisse dans ma culotte.
Surtout, quand les « salauds » redoutent, par anticipation, l’interdiction de la pornographie, il me semble à moi que si la totalité des produits de l’industrie pornographique venait à disparaître, la liberté de désirer de tout un chacun s’en trouverait considérablement accrue.
Je ne partage pas du tout, en outre, l’idée délirante et saugrenue selon laquelle l’Homme Blanc Mâle Hétérosexuel serait désormais la Victime Unique. On me reprochera
à raison de grossir le trait – mais devant cette opération de « ringardisation » du féminisme, cela me semble pour le moins de bonne guerre. Si la haine du mâle et l’hétérophobie sont dans certaines parties de la société (somme toute assez réduites) des phénomènes tout à fait réels et inquiétants, elles n’en restent pas moins à mes yeux l’arbre qui cache bien des forêts.
Mais revenons à nos badioux. Dans cette conférence, prononcée à Normale sup le 3 mai et intitulée « La féminité », Badiou se penche sur les nouvelles figures du masculin et du féminin par gros temps hyper-capitaliste.
Il esquisse d’abord un tableau riche et suggestif des quatre figures de la féminité dans les sociétés traditionnelles : l’épouse au foyer, la mère, la sainte et la putain. L’angoisse masculine a longtemps tenté d’assigner les femmes réelles une et une seule de ces quatre figures. Rarement homme varie : les lubies du monisme masculin se sont à cet égard le plus souvent exercées avec une violence politique, symbolique ou physique qui n’aura échappé qu’aux distraits.
Dans sa tentative amoureuse et hardie d’un abordage philosophique de la féminité, Badiou situe celle-ci tout à fait ailleurs : dans l’ailleurs précisément. Dans le chiffre 2, dans l’écart, dans la « passe du deux », dans la « passe entre deux ». Dans la liberté du perpétuel déjouement en acte de l’assignation à résidence sous une figure unique du féminin, que l’angoisse masculine se plaît à diffamer et méconnaître sous le nom de « duplicité féminine ». Que cette « passe » puisse rejoindre à l’occasion la passe de la putain,
Grisélidis Réal[1. Grisélidis Réal fut à la fois écrivain et prostituée.] en témoigne qui inventa et vécut dans l’espace intermédiaire entre prostitution et écriture. Badiou se livre ensuite à une analyse magnifique de la crise de la filiation et pointe la profonde dissymétrie avec laquelle elle affecte hommes et femmes. Le capitalisme exerce sa pression et sa violence sur les deux sexes de manière très différenciée. Il accule souvent les hommes à une remarquable immaturité, à l’insignifiance et à l’errance, à l’incapacité à trancher une vie douée de sens, c’est-à-dire en dialogue et contre-don avec les générations passées – ce phénomène étant encore plus sensible dans les milieux populaires. Simultanément, il écrase les petites filles et les jeunes filles sous un impératif accablant de pré-maturation, d’être toujours-déjà des femmes, mûres, efficaces et performantes dans tous les registres, tout en préservant davantage les femmes de la crise de la filiation.
Pour finir, dans un exercice de science-fiction, de philosophie prospective, Badiou évoque, avec un mélange d’humour et d’angoisse, un cauchemar auquel il invite hommes et femmes à échapper coûte que coûte : un monde où aurait triomphé le féminisme américain dominant et sa terrifiante « femme-un », où tout le pouvoir économique et politique aurait été remis à de glaciales femmes requins, où le Capital tout entier serait en apparence devenu femme. Il souligne qu’un tel scénario serait le plus vibrant échec du « deux » féminin véritable.
Durant un temps, ces femmes-un, ces femmes parfaites pourraient s’accommoder encore des mâles, devenus de divertissants insectes infantiles. Mais pour finir, après avoir congelé un stock suffisant de spermatozoïdes, elles en viendraient sans doute à supprimer physiquement tous les mâles, dernier obstacle au bon fonctionnement de la Machine.
Badiou ne disconvient pas que si « l’éternel féminin » (ou plutôt « l’historique féminin ») prend le visage de Laurence Parisot, il peut, lui aussi, nous conduire sans encombre au désastre. Si la déjouante puissance créatrice féminine éclate en revanche avec une force toujours accrue dans les domaines des arts, des sciences, de la philosophie et du politique, alors c’est… une tout autre affaire. Une affaire de liberté – ce qui suppose bel et bien deux sexes. Notre monde attend avec impatience les nouvelles Louise Bourgeois, Pina Bausch, Simone Weil et Hannah Arendt. Elles sont déjà là. Elles nous arrivent. Et elles savent, avec Deleuze, que le pouvoir est la forme la plus pauvre, la plus triste, la moins désirable, de la puissance..[/access]
*Photo : BALTEL/SIPA. 00633605_000042.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !