La tradition bistrotière fait de la résistance. Passionné par les produits du terroir et fidèle à son Limousin natal, le chef Émile Cotte sélectionne avec la même attention aromates et pièces de bœuf. Dans une atmosphère délicieusement titi-parigote, sa cuisine est délicate que généreuse.
Émile Cotte est un colosse au cœur tendre. Deux mètres de haut, 100 kilos, un crâne de légionnaire. Derrière son comptoir en étain flambant neuf fabriqué par les Ateliers Nectoux, près de Paris, il ressemble à ces anciens patrons de bistrot qui avaient un mot gentil pour chaque client de passage venu taper le carton ou tailler une bavette à n’importe quelle heure du jour, histoire d’oublier la solitude. Comment un « copain » devient-il un « pote » ? Par la médiation du bistrot. Le sien est situé au croisement des rues des Fossés Saint-Marcel et Poliveau (immortalisée par Jean Gabin dans La Traversée de Paris). « Avant que je le reprenne pendant le confinement de 2020, c’était un vieux troquet obscur qui proposait de la cochonnaille et du vin rouge. En face, il y avait un salon de massage louche… À part ça, la rue était déserte. » Deux ans après son ouverture, Baca’v est devenu le plus passionnant bistrot de Paris, le plus généreux, le plus sincère, le plus gargantuesque aussi, à l’image de son vol-au-vent au ris de veau, crête de coq, volaille fermière, truffes noires et bisque de homard, accompagné de jeunes pousses de salade cultivées par une mamie du Limousin…
Patois limousin
« Baca, dans le patois limousin, signifie “manger”, c’est aussi l’écuelle que l’on donne au cochon. Baca’v est un jeu de mots car j’ai aussi voulu bâtir une cave d’exception où l’on peut se faire plaisir en buvant des vins délicieux à prix accessibles. » Né à Limoges en 1979, Émile Cotte est issu d’une famille de paysans et d’aubergistes dont la devise a toujours été : « En Limousin, on n’a pas de caviar, mais on a des châtaignes ! » Délicatement sucrées, celles-ci donnent de la suavité au pâté en croûte qu’Émile fabrique chaque semaine lui-même, à partir de canard fumé au poivre vert, de porc « cul noir du Limousin » et de vraie gelée faite avec des carcasses de volaille (loin de la gelée industrielle dont se servent la plupart des charcutiers !). « Pour faire un bon pâté en croûte, il faut trois jours de travail. »
De 1998 à 2020, Émile Cotte a exercé son métier de cuisinier auprès des plus grands chefs de la capitale, comme Frédéric Anton du Pré Catelan, au bois de Boulogne (trois étoiles Michelin) et Alain Solivérès du Taillevent (deux étoiles). « Ces maîtres m’ont appris la rigueur et la précision, mais aussi la simplicité qui est la chose la plus difficile qui soit ! Anton a créé des plats d’anthologie à partir d’une simple botte de carottes ou d’un os à moelle… Le risotto à l’épeautre de Solivérès est resté dans les annales. Aujourd’hui, la cuisine doit être visuelle et “instagramable” avec du yuzu et quelques points de sauce qui n’ajoutent strictement rien au goût. Moi, la cuisine que j’aime n’est pas démonstrative mais généreuse, une cuisine d’aubergiste, avec tout ce côté laborieux dont on ne parle jamais à la télé. Ainsi, pour faire une bonne purée de pommes de terre “à la Robuchon”, je dois peler 30 kilos de rattes tous les jours… » Une purée divine, tel un dessert venu de l’enfance, qu’il réalise à partir de la pulpe de la pomme de terre, fouettée avec du bon beurre et du lait entier.
Confinement et retour aux origines
Comme celle des 2 000 cuisiniers français dont les restaurants ont déposé le bilan à la suite du confinement, la vie d’Émile Cotte a basculé le 14 mars 2020, quand Édouard Philippe a annoncé à notre pays médusé : « À compter de ce soir minuit, et jusqu’à nouvel ordre, tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays seront fermés. »
« J’étais alors chef du Drouant [le restaurant des prix Goncourt]. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté. Le vide. Un matin, sans réfléchir, j’ai pris ma moto et j’ai foncé en direction du Limousin, un peu comme le héros de Moby Dick qui ressent le besoin de prendre la mer… Pendant une semaine, je suis allé voir tous les artisans que je connaissais : éleveurs d’escargots, de volailles, de bœufs et de cochons, apiculteurs, fromagers, distillateurs, couteliers… Ces hommes et ces femmes passionnés m’ont fait comprendre à quel point j’aimais mon pays verdoyant. Comme dit ma femme : “Il a fallu le confinement pour que tu te rappelles que tu es limousin !” En rentrant à Paris, j’ai appris qu’il y avait un vieux bistrot en vente dans le 5e arrondissement. Je l’ai visité. Ça a été le coup de foudre ! Neuf mois durant, je l’ai repeint et poncé, et me voici, libre et heureux ! »
Après le dessert, Chartreuse… de Limoges!
En se reconnectant à son terroir d’origine, Émile Cotte nous rappelle que Paris s’est toujours nourri des richesses de la province. Ce sont les Auvergnats qui ont créé les bistrots, les Alsaciens les brasseries… Le camembert, le brie, la moutarde de Dijon, les canards de Challand, les huîtres de Marennes-Oléron… Tous ces produits sont devenus célèbres parce qu’ils ont été « adoubés » par la capitale. Cette dialectique propre à la France a fécondé toute notre gastronomie.
« Dans mon bistrot, je ne mets à la carte que les produits que j’ai reçus. Ainsi, les côtes de bœuf du Limousin, que je fais cuire dans mon sautoir en cuivre avec du thym et de l’ail et que je sers avec du bon gratin dauphinois, je n’en ai que six par semaine… Il faut quarante-huit mois d’élevage pour obtenir une viande bien persillée ! » Côté desserts, je ne connais aucun autre restaurant capable de proposer de telles gourmandises pour seulement huit euros, comme la pavlova aux agrumes, le riz au lait crémeux et la« flognarde », un délicieux flan aux pommes flambées au calvados. Pour digérer, Émile vous sert un verre de Gauloise, rare chartreuse de Limoges créée en 1783, de couleur verte (aux notes herbacées et mentholées) ou jaune (safran et cardamome), une liqueur méconnue qui n’a rien à envier à celle de l’Isère.
Baca’v
6, rue des Fossés Saint-Marcel, 75005 Paris, tél. : 01 47 07 91 25
Menu à 41 euros